Laurence Vanoflen

LA TRANSMISSION DE L’EXPéRIENCE: ART PéDAGOGIQUE ET ART DU ROMAN CHEZ ISABELLE DE CHARRIèRE. silhouet

Vous avez fait de votre expérience la mienne (O.C., IX, 567-8).

’Le moins qu’on peut faire de leçons en forme, c’est le meilleur’,1 recommandait Fénelon dans le Traité d’éducation des Filles (1687). Robert Granderoute le souligne, le paradoxe de bien des romans pédagogiques, Télémaque en tête, est de trahir ce précepte.2 Pour Isabelle de Charrière, si réfractaire aux romans ’prêcheurs’ en quatre volumes, la double question, pédagogique et romanesque, de savoir comment ’faire naître la leçon de l’expérience’ se pose avec une pertinence manifeste. Si les critiques après Jean Starobinski ont été largement sensibles, au contraire, à la dimension critique, voire sceptique ou désespérée de certaines de ses fictions, je voudrais montrer l’insistance dans ses textes du problème de la transmission de l’expérience. Dans un dialogue souvent méconnu et critique3 avec les œuvres cardinales de la littérature et de la pédagogie des XVIIe et XVIIIe siècles (Les Aventures de Télémaque (1699), l’Emile (1761), Adèle et Théodore, Lettres sur l’éducation... (1782)), les récits charriéristes dessinent quelques réponses. S’ils reprennent la plupart des procédés narratifs du roman pédagogique pour insérer la parole d’autorité, par le discours du maître, le recours à l’expérience indirecte4 ou leçon d’exemple (le récit de l’expérience d’autrui), leur originalité tient à la place accordée au silence et à des textes transmis. Ce faisant, ils ne se contentent pas de représenter la communication pédagogique, ils la problématisent par les moyens propres de la fiction. Des Lettres de Lausanne aux Finch, en passant par Henriette et Richard, le récit thématise avec une insistance accrue cette transmission, interrogeant tout en l’élaborant, le mythe d’une pédagogie - ou d’un pédagogue - idéal(e).
On peut d’abord souligner brièvement à quel point l’empirisme de la romancière se manifeste dans la représentation de la parole d’autorité. Chez Isabelle de Charrière, la leçon en forme tend à s’effacer, se restreindre, au profit de procédés indirects d’exposition, les contenus de ’savoir’ se trouvant volontiers transférés à la parole de l’élève. La forme épistolaire participe de ce travail de relativisation et de mise à distance dans les Lettres trouvées, qui se muent en forum démocratique.5 L’essentiel des ’discours’ isolables que nous avons pu dénombrer dans Henriette et Richard, sont pris en charge par les élèves, et rapportés à celui qui est absent. Les lettres insérées des deux jeunes gens permettent non seulement de transmettre, mais de commenter, voire discuter la parole magistrale de l’abbé des Rois avec une marge d’autonomie appréciable. Mais, même hors du recours à cette forme narrative, le souci d’éviter le didactisme et le discours d’autorité est patent chez la romancière. Un cas-limite pourra le manifester: lorsque l’abbé des Rois emprunte les arguments du gouverneur d’Emile pour détourner les jeunes gens d’un mariage précoce, le discours de huit pages se réduit à quelques lignes dans Henriette et Richard.6 Enfin, les rares scènes de ’leçons’ dialoguées entre l’abbé et le jeune homme présentent l’abbé dans le rôle d’un pédagogue aidant son élève à détruire ses préjugés nobiliaires par l’observation.7 Si les élèves se révèlent des disciples et des porte-parole fidèles, pour les besoins de la cause, la romancière prend soin de les placer dans un espace de liberté. On voit ainsi, jusque dans le détail, le soin apporté par la romancière à dépeindre une relation pédagogique fondée sur l’esprit critique.
Il revient d’ailleurs aux élèves de formuler la seule ombre de théorie pédagogique de ces récits. Dans les Lettres de Lausanne, Cécile explique les ’applications’ que sa mère veut lui permettre de faire, comme ce va-et-vient entre les préceptes et les faits observés:

  Je n’ai pas tout compris, mais les paroles sont gravées dans ma tête. J’expliquerai ce que vous m’avez dit par les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j’ai déjà vues ou lues, & ces choses-là, je les expliquerai par celles que vous m’avez dites. Tout cela s’éclaircira mutuellement (O.C., VIII, 165; c’est moi qui souligne).

Tout l’art pédagogique de Walter Finch semble se ramener à la loi du silence à laquelle il a soumis Tom:

  [... Sir Harry] tomba sur la manière dont il [Pythagore] gouvernait ses disciples et en particulier sur le silence auquel il les obligeait. Je me suis tu, a dit Tom, non pas sept ans mais environ six mois par ordre de Sir Walter; il m’envoya à Lone Banck réfléchir et me taire; je lus peu, mais je pensai à ce que j’avais lu. Je pensai à ce que je pouvais et ce que je voulais être. J’y déplorais le cours de folie dans lequel je m’etais déjà engagé & je rebroussai chemin [...] (O.C., IX, 589).

Non sans provocation, la pédagogie se réduit à des formules minimales, éventuellement inspirées d’une pédagogue comme Mme Leprince de Beaumont, comme les ’applications’; façon d’opposer aux théories à la mode une sagesse. Le but même de la formation - permettre au jeune individu d’acquérir une expérience réfléchie et comprise, selon un idéal déjà proposé par Mme de Charrière à ses jeunes correspondants et amis8 - se trouve ainsi énoncé puis illustré; l’auto-examen se porte ici à son stade ultime puisque le disciple rend lui-même compte de sa formation.
L’originalité de Mme de Charrière est toutefois moins dans les principes pédagogiques eux-mêmes que dans leur mise en scène. L’empirisme et l’idéal d’autonomie, fondé sur la confiance dans la raison naturelle, font partie des traits de l’idéal pédagogique qui voit le jour au cours du siècle. Pour s’en tenir au roman de Mme de Genlis, Adèle et Théodore, Mme d’Almane y entendait aussi permettre à sa fille d’intégrer les principes moraux au moyen de ’petites comédies qui durent souvent dix ou douze jours’, laissant à l’occasion, comme la mère de Cécile, des initiatives formatrices à sa fille.9 Mme de Genlis, d’ailleurs, transpose bon nombre de suggestions pratiques de l’Emile, comme l’a souligné E. Plagnol-Diéval à propos de son théâtre pédagogique.10 Mais son roman annule, [p. 21] aux yeux du lecteur, l’autonomie accordée à l’élève par l’ampleur du discours théorique et explicatif contenu dans les lettres de la pédagogue à son amie, Mme de Limours. Le degré d’artifice maternel, ainsi dévoilé par le récit, limite l’espace de liberté de l’élève; de même, le récit réduit le lecteur à s’extasier de tant de prévoyance et de savoir. Loin d’être incohérent, le roman de Mme de Genlis traduit en cela les positions pédagogiques assumées par son auteur, en particulier la critique de l’éducation négative et inactive de Rousseau: sa structure manifeste le rétablissement de l’autorité de l’éducateur, indispensable aux yeux de la pédagogue catholique.11 Chez Isabelle de Charrière, en sens inverse, un souci conscient d’autonomie enraciné dans la tradition protestante se marque dans le traitement même de la parole des personnages. Art romanesque et art pédagogique vont ainsi de pair et désignent une éthique bien différente...
On remarquera ici la place faite par la romancière au silence, jusqu’à élaborer, avec les Finch, une sorte de mythe du pédagogue idéal, appuyé sur le sage antique Pythagore. Condition de l’auto-examen, le silence devient chez elle un véritable matériau romanesque,12 toile de fond sur laquelle faire entendre l’éveil de la conscience. Cela est particulièrement sensible dans le récit de 1785: on y est conduit du silence à la parole, et au dialogue, par des paroles furtives, mots à voix basse, confidences au coucher,13 qui remplacent avantageusement les discours pontifiants. Si, comme le souligne la narratrice, ’il y a des choses que l’on ne peut dire’ (O.C., VIII, 169), tous ses silences ne s’expliquent peut-être pas par la pesanteur de la loi sociale que note justement Jean Starobinski14; ils tiennent aussi à la nature intersubjective du processus d’éducation. Dans une pédagogie reposant sur l’auto-examen, le seul espace de liberté - la conscience - en dépend. En n’apportant, en général, pas de réponse directe aux questions de Cécile, en particulier sur ses sentiments, l’épistolière permet à sa fille de les chercher en elle, et d’apprendre à s’examiner. Le silence est le premier degré, mais aussi, après l’ultime discours du maître, le terme de l’éducation, celui où ’la reconnaissance entre les deux esprits, à la fin égaux, s’opère’.15 Ce discours final, moment d’affranchissement et d’accès à l’âge adulte que décrit Alexis Philonenko dans Emile, prend cependant un caractère original dans les récits d’Isabelle de Charrière, puisqu’il est confié à un médium écrit.16
Les parents mis en scène par Isabelle de Charrière écrivent. C’est par une lettre, suivie d’un échange de cartes, que la mère de Cécile conclut ses recommandations sur les contradictions du devoir féminin.17 Plus clairement encore, au lieu d’accompagner la remise de son journal de recommandations orales, Walter Finch écrit à son fils, qu’il laisse au seuil du mariage et de l’établissement, avant de partir en Amérique. Or, on ne séduit pas par lettre, prévenait déjà Mme de Merteuil dans les Liaisons dangereuses... L’intention des personnages de Mme de Charrière est du reste explicite: développer l’esprit critique, et préserver la liberté de l’élève, au lieu de le soumettre à leur prise. Le préambule de la lettre écrite par la mère de Cécile le signale déjà:

  Ma Cécile, ma chère fille, je vous l’ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la sollicitude d’une mère qui vous aime plus que sa vie: ensuite, sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j’ai jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd’hui; mais je ne le lui répèterai jamais (Lettres de Lausanne, O.C., VIII, 163).

Ce discours unique, condensé d’une vie et d’une expérience, tout solennel qu’il est, ne se pose pas en vérité ultime - à la différence du livre remis par Mme d’Almane à sa fille, le jour de son mariage18 - mais en support, aléatoire, de réflexion. Car entre le lecteur et l’épistolier, l’égalité est de principe. Sur le plan de la temporalité, les Finch soulignent d’ailleurs un autre avantage, convergent, de la communication écrite. La lecture laisse le temps de la réflexion, de la mise à distance, comme le souligne le conseil accompagnant le journal de Walter Finch à son fils, en guise de ’mode d’emploi’: ’Lisez, méditez; c’est à vous d’achever de corriger, de perfectionner votre éducation. [... ] Là, reposez votre âme, et repassez lentement vos souvenirs’ (O.C., IX, 562). Le discours qu’il lui adresse par écrit, conclusion de l’itinéraire éducatif, marque non seulement le seuil de l’indépendance et de la vie responsable, mais il l’amorce. On peut certes discuter la réalité de l’autonomie laissée à Cécile,19 mais on doit remarquer que les parents problématisent eux-mêmes cette indépendance qu’ils visent, comme la croix et l’exigence de toute formation. Les réflexions de la mère de Cécile et du père de William à leur enfant se répondent ainsi, au terme des deux éducations:

  Seriez-vous ce que vous êtes, si j’avais voulu que ma raison fût votre raison, & qu’au lieu d’avoir une âme à vous, vous n’eussiez que la mienne? Vous valez mieux que moi [...]’ (O.C., VIII, 171).
[...] mon âme ne doit pas se mettre à la place de la vôtre, ni prétendre vous servir de flambeau (O.C., IX, 563).

C’est sur l’équivalent d’un sapere aude que s’achèvent ainsi ces parcours de formation fictifs, même s’il entre dans la justification - assez ironique - de parents qui revendiquent leurs faiblesses, face à toutes les certitudes dogmatiques qui leur répugnent.
Ainsi, d’un bout à l’autre de son univers romanesque, des Lettres de Lausanne jusqu’aux Finch, Mme de Charrière ne semble pas pouvoir abandonner un mythe cardinal de la tradition philosophique et romanesque de son époque: celle de l’expérience partagée, de l’éducation. Cette fascination nourrit son imaginaire, jusqu’à lui suggérer, d’ailleurs, dans deux de ses derniers textes, des formes neuves et déroutantes.20 Il faudrait y analyser pour compléter cette étude la façon dont la structure romanesque elle-même essaie de produire l’effet de confrontation, de rapprochement, décrit par Cécile, entre les faits et les principes: ’l’application’. Le retour sur le passé y prend alors une valeur formatrice, et non plus seulement nostalgique,21 comme dans les deux récits de 1785-7. Puisant dans la grande tradition du roman pédagogique, la romancière s’emploie à sortir, dans une construction imaginaire il est vrai, du dilemme qui condamne l’être humain à ne connaître les êtres et la société que quand ce savoir lui devient à peu près inutile. C’est sans doute la pointe la plus avancée que prend chez elle le rêve pédagogique. ’Pour écrire, pour être lu, ne faut-il pas rêver?’ écrivait-elle à propos de Rousseau (Eloge de Jean-Jacques Rousseau, O.C., X, 204). Mais Isabelle de Charrière est rarement dupe des chimères de son esprit!

Notes

1. Ed. présentée par B. Jolibert, Paris, Vrin, 1995, ch. 5. Il préconise de tout utiliser de l’environnement pour l’enseignement moral, et en particulier d’organiser des expériences, ce qu’il appelle ’les instructions indirectes’. Rousseau et Mme de Genlis systématiseront le principe.
2. Dans Le Roman pédagogique de Fénelon à Rousseau, Genève, Paris : Slatkine, 1984, tome I, p. 69. [p. 22]
3. Notamment abordé dans ma contribution ’Poursuivre le dialogue à l’infini. Trois femmes, sir Walter Finch (1806) et l’inachèvement romanesque’ in: Annie Rivara & Guy Lavorel (éd.), L’Œuvre inachevée. Actes du colloque international, Université Lumière-Lyon 2, Université Jean Moulin-Lyon 3, 11 et 12 décembre 1998, Lyon, CEDIC ; 15, 1999, p. 191-197.
4. L’expérience de Télémaque au fil de ses aventures appelle les éclaircissements ou les leçons de Mentor, et s’enrichit de celles d’autrui trop négatives (par exemple, celle des mauvais rois comme Idoménée dans le livre de Télémaque).
5. ’Nous aussi nous sommes des Français, et il nous est permis [...] de réfléchir, de délibérer, de faire des plans et des vœux’ (O.C., VIII, 440).
6. O.C., VIII, 312-3, à comparer à Emile, Livre IV, éd. M. Launay, Paris : GF Flammarion, 1966, p. 580-8.
7. ’Or regardez, rappelez-vous, et jugez’ (O.C., VIII, 396).
8. Voir notamment les conseils de lecture à Henriette L’Hardy, évoqués par Madeleine van Strien-Chardonneau, ’Lettres à Mlle L’Hardy: De l’art d’écrire ou la fonction pédagogique des écrits personnels’, CRIN 29, 1995, pp. 65-79.
9. Paris: éd. Lambert, 1794, tome I, lettre XXVI, p. 104; dans le scénario destiné à corriger Adèle de la coquetterie sa mère laisse rédiger à Adèle la réponse à l’ami de la famille (tome III, p. 101), un peu comme Cécile est chargée de la réponse à donner au cousin sur la demande en mariage du Bernois (O.C., VIII, 178).
10. Voir notamment M. E. Plagnol-Diéval, ’La mise en scène pédagogique : d’Emile au théâtre d’éducation’, in Etudes Jean-Jacques Rousseau, 9, 1997, pp. 151-172.
11. Mme de Genlis refuse, en effet, la bonté primitive de la nature, postulat philosophique de Rousseau fondant l’éducation négative. Elle ’met en doute la valeur de l’expérience comme seul recours éducatif et souligne les contradictions internes’ de la méthode négative, M. E. Plagnol, op. cit., pp. 158-9.
12. ’Il faut écouter de légers bruissements’, note-t-il (Les Lettres écrites de Lausanne, inhibition psychique et interdit social, Lausanne : Rencontre, 1970, tome I, p. 45).
13. Cf. respectivement O.C., VIII, 144, 177 et VIII, 153, 155 et 171 (les confidences au coucher, qui rappellent les Conversations d’Emilie).
14. C’est la première des trois dépendances qu’il relève, op. cit.
15. Alexis Philonenko, Jean-Jacques Rousseau, ou la pensée du malheur, tome III: Apothéose du désespoir, p. 97, Paris, Vrin 1984.
16. Mentor ou le gouverneur d’Emile prend congé de son élève par un dernier et long discours. L’appel à une rhétorique remuant les passions, écartée par méthode dans les premiers livres, est dûment justifiée par Rousseau lorsqu’Emile arrive à l’âge des passions, cf. Jean Château, Rousseau et sa philosophie de l’éducation, Vrin, 1969, p. 226.
17. Cf. L’analyse proposée par Yvette Went-Daoust dans ’Lettres écrites de Lausanne, "J’ai un faible pour mon sexe"’, CRIN 29, 1995, p. 121.
18. Adèle et Théodore, tome III, p. 328. Par ce geste, sa mère l’invite à perpétuer le modèle parfait d’éducation dont elle a bénéficié.
19. Voir les analyses de Claire Jaquier sur les contradictions entre la quête d’amour inconsciente de la mère et son projet éducatif dans L’Erreur des désirs, Payot, Lausanne, 1998, p. 136-7.
20. Voir l’embarras et la perplexité des commentaires sur Asychis et la suite de Finch, par exemple chez C. P. Courtney (Isabelle de Charrière. A biography, Oxford, 1993, pp. 681 et 684). L’auto-examen du jeune homme s’y réalise par le biais d’un récit-confession du jeune prince à la reine Aglaure, à qui son père, roi de Memphis, l’adresse, dans le premier cas; et par le jeu plus complexe du périple à la fois géographique, et de la remontée dans le passé, pour William relisant le journal de son père et écrivant son propre texte. J’ai développé ce point dans ma thèse de doctorat sur ’La formation de l’individu selon I. de Charrière’ (Paris IV, 1999).
21. Cf. C. Jaquier, op. cit., p. 136.

Laurence Vanoflen a soutenu en 1999 sa thèse de doctorat, intitulée La formation de l’individu selon Isabelle de Charrière (1740-1805) à l’Université de Paris IV.

In: Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 24 (1999), pp. 20-22.