PREMIERE LETTRE silhouet

LETTRES DE MISTRISS1 HENLEY
PUBLIÉES PAR SON AMIE
J’ai vu beaucoup d’hymens, &c.
LA FONTAINE2
 
GENEVE
1784

Quel aimable & cruel petit livre que celui qui nous est arrivé de votre pays il y a quelques semaines! Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit, ma chère amie, dans votre dernière lettre? Il est impossible qu’il n’ait pas fait sensation chez vous: on vient de le traduire, & je suis sûre que le sentimental Husband3 va être entre les mains de tout le monde. Je l’avois lu en françois, & il m’avoit tourmentée. Ces jours passés je l’ai lu en anglois à mon mari. Ma chère amie, ce livre, si instructif en apparence, fera faire bien des injustices: les Dames Bompré ne s’y reconnoîtront pas, ou ne s’en embarrasseront guère; & leurs maris pourront se casser la tête, comme si jamais il n’avoit été écrit. Les femmes qui ressemblent peu à Mad. Bompré, & qui sont pourtant des femmes, s’en tourmenteront, & leurs maris ...... En lisant seule l’histoire du portrait, les meubles changés, le pauvre Hector, je me suis souvenue douloureusement d’un portrait, d’un
meuble, d’un chien: mais le portrait n’étoit pas de mon beau- père, le chien est plein de vie, & mon mari s’en soucie assez peu; & pour l’ameublement de ma chambre, il me sembloit qu’il devoit être convenable pour moi, & non selon le goût de mes grand’mères. Quand j’ai lu tout cela à mon mari au lieu de sentir encore mieux que moi ces différences, comme je m’en étois flattée en commençant la lecture, ou de ne point
sentir du tout cette manière de ressemblance, je l’ai vu tantôt sourire, tantôt soupirer; il a dit quelques mots, il a caressé son chien & regardé l’ancienne place du portrait. Ma chère amie, ils se croiront tous des Messieurs Bompré, & seront surpris d’avoir pu supporter si patiemment la vie. Cet homme-là eut grand tort, après tout, de se marier. Son bonheur, tout son sort, étoit trop établi; sa femme n’avoit rien à faire qu’à partager des sensations qui lui étoient nouvelles & étrangères; elle n’avoit point de Nanon, point d’Antoine, point d’Hector, point de voisins à rendre heureux, point de liaisons, point d’habitudes; il n’y avoit pas là de quoi occuper une existence. Je lui pardonnerois ses livres, ses romans, son ennui sans la dureté de coeur, l’esprit faux & la fin sinistre que tout cela
occasionne. En vérité, ma chère amie, je croirois en la condamnant prononcer ma propre condamnation. Moi aussi je ne suis point heureuse, aussi peu heureuse que le Mari sentimental, quoique je ne lui ressemble point, & que mon mari ne ressemble point à sa femme; il est même, sinon aussi tendre, aussi communicatif, du moins aussi calme & aussi doux que cet excellent mari. Voulez-vous, ma chère amie, que je vous fasse l’histoire de mon mariage, du tems qui l’a précédé, & que je vous peigne ma vie telle qu’elle est aujourd’hui? Je vous dirai des choses que vous savez déjà, pour que vous entendiez mieux, ou plutôt pour pouvoir plus facilement vous dire celles que vous ignorez. Vous dirai-je la pensée qui me vient? Si ma lettre ou mes lettres ont quelque justesse & vous paroissent propres à exciter quelque intérêt, seulement assez pour se faire lire, traduisez-les en changeant les noms, en omettant ce qui vous paroîtra ennuyeux ou inutile. Je crois que beaucoup de femmes sont dans le même cas que moi. Je voudrois, sinon corriger, du moins avertir les maris; je voudrois remettre les choses à leur place, & que chacun se rendît justice. Je me fais bien un léger scrupule de mon projet; mais il est léger. Je n’ai point de plaintes graves à faire: on ne reconnoîtra pas M. Henley; il ne lira jamais, sans doute, ce que j’aurai écrit; & quand il le liroit, quand il s’y reconnoîtroit!...... commençons.
Orpheline de bonne heure, & presque sans fortune, j’ai été élevée comme celles qui en ont le plus, & avec une tendresse que l’amour maternel ne pourroit surpasser. Ma tante, Lady Alesford, ayant perdu sa fille unique, me donna sa place auprès d’elle, & à force de me caresser & de me faire du bien, elle m’aima comme si j’eusse été sa fille. Son mari avoit un neveu qui devoit hériter de son bien & de son titre: je lui fus destinée. Il étoit aimable, nous étions de même âge, nous fûmes élevés dans l’idée que nous serions l’un à l’autre. Cette idée plaisoit à tous deux; nous nous aimions sans inquiétude. Son oncle mourut. Ce changement dans sa fortune ne changea point son coeur; mais on le mena voyager. A Venise il auroit encore été le Lord John de Rousseau; il auroit déchiré les manchettes de la Marquise4 mais, à Florence, mon image fut effacée par des charmes plus séduisans. Il passa quelque tems à Naples, & l’année suivante il mourut à Paris. Je ne vous dirai point tout ce que je souffris alors, tout ce que j’avois déjà souffert pendant plusieurs mois. Vous vites à Montpellier les traces que le chagrin avoit laissées dans mon humeur, & l’effet qu’il avoit eu sur ma santé. Ma tante n’étoit guère moins affligée que moi. Quinze ans d’espérances, quinze ans de soins donnés à un projet favori, tout étoit évanouï, tout étoit perdu. Pour moi je perdois tout ce qu’une femme peut perdre. A vingt ans notre coeur nous laisse entrevoir des ressources, & je retournai en Angleterre un peu moins malheureuse que je n’en étois partie. Mes voyages m’avoient formée & enhardie; je parlois françois plus facilement, je chantois mieux; on m’admira. Je reçus des hommages, & tout ce qui m’en revint fut d’exciter l’envie. Une attention curieuse & critique me poursuivit dans mes moindres actions, & le blâme des femmes s’attacha à moi. Je n’aimai point ceux qui m’aimèrent; je refusai un homme riche sans naissance & sans éducation; je refusai un seigneur usé & endetté; je refusai un jeune homme en qui la suffisance le disputoit à la stupidité. On me trouva dédaigneuse; mes anciennes amies se moquèrent de moi: le monde me devint odieux: ma tante, sans me blâmer, m’avertit plusieurs fois que les 3000 pièces qu’on lui payoit par an finiroient avec elle, & qu’elle n’en avoit pas 3000 de capital à me laisser. Telle étoit ma situation, il y a un an, quand nous allâmes passer les fêtes de Noël chez miladi Waltham. J’avois vingt-cinq ans; mon coeur étoit triste & vuide. Je commençois à maudire des goûts & des talens qui ne m’avoient donné que des espérances vaines, des délicatesses malheureuses, des prétentions à un bonheur qui ne se réalisoit point. Il y avoit deux hommes dans cette maison. L’un, âgé de quarante ans, venoit des Indes avec une fortune considérable. Il n’y avoit rien de grave à sa charge sur les moyens qui la lui avoient acquise, mais sa réputation n’étoit pas non plus resplendissante de délicatesse & de désintéressement; & dans les conversations que l’on eut sur les richesses & les riches de ce pays-là, il évitoit les détails. C’étoit un bel homme; il étoit noble dans ses manières & dans sa dépense; il aimoit la bonne chère, les arts & les plaisirs: je lui plûs; il parla à ma tante; il offrit un douaire considérable, la propriété d’une belle maison qu’il venoit d’acheter à Londres, & trois cents guinées par an pour mes épingles. L’autre homme à marier étoit le second fils du comte de Reding, âgé de trente-cinq ans, veuf depuis quatre d’une femme qui lui a laissé beaucoup de biens, & père d’une fille de cinq ans, d’une angélique beauté. Il est lui-même de la plus noble figure, il est grand, il a la taille déliée, les yeux bleus les plus doux, les plus belles dents, le plus doux sourire: voilà, ma chère amie, ce qu’il est ou ce qu’il me parut alors. Je trouvai que tout ce qu’il disoit répondoit à cet extérieur si agréable. Il m’entretint souvent de la vie qu’il menoit à la campagne, du plaisir qu’il y auroit à partager cette belle solitude avec une compagne aimable & sensible, d’un esprit droit & remplie de talens. Il me parla de sa fille & du desir qu’il avoit de lui donner, non une gouvernante, non une belle-mère, mais une mère. A la fin il parla plus clairement encore, & la veille de notre départ il fit pour moi à ma tante les offres les plus généreuses. J’étois, sinon passionnée, du moins fort touchée. Revenue à Londres, ma tante prit des informations sur mes deux prétendans; elle n’apprit rien de fâcheux sur le premier, mais elle apprit les choses les plus avantageuses sur l’autre. De la raison, de l’instruction, de l’équité, une égalité d’ame parfaite; voilà ce que toutes les voix accordoient à M. Henley. Je sentis qu’il falloit choisir, & vous pensez bien, ma chère amie, que je ne me permis presque pas d’hésiter. C’étoit, pour ainsi dire, la partie vile de mon coeur qui préféroit les richesses de l’Orient, Londres, une liberté plus entière, une opulence plus brillante; la partie noble dédaignoit tout cela, & se pénétroit des douceurs d’une félicité toute raisonnable, toute sublime, & telle que les anges devoient y applaudir. Si un père tyrannique m’eût obligée à épouser le Nabab5 je me serois fait peut-être un devoir d’obéir; & m’étourdissant sur l’origine de ma fortune par l’usage que je me serois promis d’en faire, les bénédictions1) des indigens d’Europe détourneront, me serois-je dit, les malédictions de l’lnde. En un mot, forcée de devenir heureuse d’une manière vulgaire, je le serois devenue sans honte & peut-être avec plaisir; mais me donner moi-même de mon choix, contre des diamans, des perles, des tapis, des parfums, des mousselines brodées d’or, des soupés, des fêtes, je ne pouvois m’y résoudre, & je promis ma main à M. Henley. Nos noces furent charmantes. Spirituel élégant, décent, délicat, affectueux, M. Henley enchantoit tout le monde; c’étoit un mari de roman, il me sembloit quelquefois un peu trop parfait; mes fantaisies, mes humeurs, mes impatiences trouvoient toujours sa raison & sa modération en leur chemin. J’eus, par exemple, au sujet de ma présentation à la Cour,2) des joies & des chagrins qu’il ne parut pas comprendre. Je me flattois que la socièté d’un homme que j’admirois tant, me rendroit comme lui; & je partis pour sa terre au commencement du printems, remplie des meilleures intentions, & persuadée que j’allois être la meilleure femme, la plus tendre belle-mère, la plus digne maîtresse de maison que l’on eût jamais vue. Quelquefois je me proposois pour modèle les matrones romaines les plus respectables, d’autres fois les femmes de nos anciens Barons sous le gouvernement féodal; d’autres fois je me voyois errante dans la campagne, simple comme les bergères, douce comme leurs agneaux, & gaie comme les oiseaux que j’entendrois chanter. Mais voici ma chère amie, une assez longue lettre, je reprendrai la plume au premier jour.






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