C.P. Courtney,
Christ’s College, Cambridge
CONSTANT D’HERMENCHES ET BELLE DE ZUYLEN: LEGENDE ET VERITE EN HISTOIRE LITTERAIRE silhouet
Conférence donnée au château de Zuylen le 17 octobre 1998.

1

La correspondance entre Belle de Zuylen et Constant d’Hermenches a été publiée pour la première fois en 1891, sous forme d’extraits, par Philippe Godet dans la Revue des deux mondes. En 1909, trois ans après la parution de sa monumentale biographie, Madame de Charrière et ses amis, où figurent les mêmes extraits et d’autres encore, Godet publia en volume le texte plus ou moins intégral des lettres écrites par Belle, accompagnée des extraits et résumés d’une trentaine de réponses de d’Hermenches issus de manuscrits appartenant à un érudit suisse, Eusèbe Gaullieur.1
La manière dont Godet privilégie les lettres de Belle, ainsi que ses observations plutôt négatives sur le refus de d’Hermenches, qui aurait traité sa correspondante de dupe, de lui rendre ses lettres, est très vivement critiquée dans un livre de la baronne Constant de Rebecque et Dorette Berthoud: Les mariages manqués de Belle de Tuyll (Mme de Charrière); Lettres de Constant d’Hermenches (Lausanne, etc. Payot), publié en 1940.
Dans l’introduction de cet ouvrage on lit:

Très épris de son héroïne, n’ayant à sa disposition que les trente-deux lettres de Gaullieur, Philippe Godet s’est montré quelque peu sévère envers le correspondant de Belle de Zuylen. Il attribue à celle-ci toutes les qualités et pousse au noir la figure de son ami, ne discernant que fatuité, orgueil, égoïsme dans le refus qu’Hermenches opposa à la jeune femme de lui rendre ses lettres, après son mariage. (p. 7)

Les auteurs de ce nouveau recueil, en publiant plus ou moins toutes les lettres de d’Hermenches à Belle de Zuylen, y comprises celles qui étaient inconnues de Godet, veulent nous inviter à une relecture de leur correspondance toute entière:

Dans cette correspondance, M. d’Hermenches qui s’y révèle au naturel, nous apparaît, au contraire, comme le type accompli du gentilhomme-soldat de son époque. [...] il nous semble qu’en opposant ses lettres inédites aux extraits de celles déjà connues de sa correspondante, l’on aura une vision plus juste, une idée plus complète de ce roman épistolaire. Il y a là matière à une étude comparative des sentiments complexes qui les animent l’un et l’autre. (p. 7)

La baronne Constant de Rebecque et Dorette Berthoud sont peut-être un peu trop sévères à l’égard de Godet, mais elles ont parfaitement raison d’insister sur l’injustice qu’il commet envers Constant d’Hermenches, correspondant de Belle de Zuylen, lorsqu’il le condamne sans avoir lu toutes les lettres dont le texte a été conservé. Et elles ont raison également de souligner la nécessité d’une relecture de cette correspondance pour corriger l’image assez caricaturale que Godet nous livre de d’Hermenches.
Aujourd’hui, depuis la publication, entre 1979 et 1984, des Œuvres complètes de Belle de Zuylen,2 personne ne peut se plaindre de l’absence d’une bonne édition du texte intégral de la correspondance, d’autant plus qu’il existe également, depuis 1991, une seconde édition (modernisée) de cette même correspondance, établie par Isabelle et Jean-Louis Vissière.3 Touchant l’étude comparative que les auteurs des Mariages manqués espéraient voir paraître un jour, on aurait pu s’attendre à ce que la publication du texte intégral de la correspondance inspirât ce genre d’enquête et peut-être même une thèse sur Constant d’Hermenches, l’homme et l’Œuvre. Après tout, la publication des Œuvres complètes de Belle de Zuylen a donné lieu à une véritable explosion de livres et d’articles sur sa vie, son Œuvre, son milieu et ses amis. Quant à Constant d’Hermenches, indépendamment de son amitié avec Belle et de sa carrière militaire distinguée, il reste un écrivain mineur soit, mais loin d’être dépourvu d’intérêt: il était connu à l’époque comme le correspondant et l’ami de Voltaire, un acteur de talent et l’auteur de poèmes, de pièces de théâtre et de pamphlets.4 Néanmoins tandis que la découverte du moindre inédit de Belle de Zuylen est considéré aujourd’hui comme un événement, les inédits de Constant d’Hermenches, par exemple ceux qui sont conservés en manuscrit à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et aux archives de l’Académie de Dijon, ne semblent intéresser personne. Quant à la partie publiée de son Œuvre, on peut se demander si beaucoup de Charriéristes se sont donné la peine de parcourir la correspondance avec Voltaire, ou de lire les pièces de circonstance, dont une édition existe depuis 1988.5 En ce qui concerne la correspondance de Constant d’Hermenches avec Belle de Zuylen, la perspective du lecteur moderne, qui est toujours plus ou moins celle de Godet, est décrite avec justesse par Isabelle Vissière, qui déclare, dans un récent article: ‘Les lettres du bel officier, elles, ne suscitent qu’un intérêt superficiel, comme s’il s’agissait de simples répliques à mettre en valeur le talent de Belle’.6
Presque tout ce qu’on écrit sur les lettres de Constant d’Hermenches à Belle de Zuylen a déjà été dit il y a presque un siècle par Philippe Godet. Pour ce dernier, d’Hermenches est essentiellement un libertin et ce serait uniquement à la lumière de certains principes libertins qu’il faudrait interpréter sa personnalité et ses lettres. Moitié Tartuffe, moitié Valmont, il veut que Belle épouse son meilleur ami, le marquis de Bellegarde. Belle serait assez naïve pour croire que, dans cette affaire, d’Hermenches se conduit d’une manière désintéressée, mais le véritable motif du colonel serait l’établissement, avec Belle et le marquis, d’un ménage à trois. Toujours intéressé, selon Godet, d’Hermenches tout le long de la correspondance, serait coupable d’exploiter la naïveté de son amie.7 Dans les études les plus récentes sur Belle où il est question de d’Hermenches, on voit le rôle de ce dernier moins comme celui d’un Tartuffe que d’un Valmont, et on considère Belle moins comme une ingénue que comme une jeune fille intelligente qui, n’ayant pas peur de jouer avec le feu et comprenant parfaitement le jeu de son ami libertin, finit par remporter la victoire sur celui qui voulait la séduire; mais, comme chez Godet, tout se déroule sous le signe du libertinage.8

2

Pour la critique traditionnelle, nous l’avons vu, Constant d’Hermenches est essentiellement un libertin et toute sa conduite serait gouvernée par les principes du libertinage. Cette opinion repose sur quelques affirmations de Belle de Zuylen et du colonel lui-même. Belle, dans une lettre du 9 septembre 1762 à son ami, déclare: ‘J’entends répéter sans cesse même à ceux qui vous admirent que vous êtes le plus dangereux des hommes et qu’on ne saurait être trop sur ses gardes avec vous’ (64, t. I, p. 127), et le 25 juillet 1764 elle écrit: ‘Depuis que je vous connais, on m’a répété mille fois que vous étiez le plus libertin et le plus adroit des hommes, qu’une femme était coupable de la plus grande imprudence en se liant avec vous. L’accusation de libertinage, on l’appuyait de vieilles et de nouvelles histoires [...]’ (107, t. I, p. 216). Que d’Hermenches ait eu, dans la société hollandaise une réputation de libertin, c’est-à-dire d’un don Juan ou d’un Valmont (avant la lettre), est donc incontestable, d’autant plus que dans une série de lettres adressées à Belle en août et septembre 1764 il lui fait un petit cours de philosophie libertine illustré par des anecdotes tirées de ses aventures galantes.
Mais, pour bien comprendre ce libertin, il faudrait poser une question qui est peut-être indiscrète. Qui sont les belles Hollandaises qui seraient tombées dans les bras de ce Valmont? Chose étrange, on a beau chercher dans les mémoires du temps, ou dans les lettres adressées à Belle de Zuylen (lettres où d’Hermenches se vante de ne rien cacher de sa vie intime), la seule femme qu’il nomme est la Martin, une petite actrice qui, semble-t-il, était connue pour ses mŒurs très libres et qui, par conséquent, n’était pas exactement une conquête digne de celui dont la réputation était d’être ‘le plus dangereux des hommes’.
Que d’Hermenches ait eu une telle réputation signifie, peut-on supposer, qu’il était très entreprenant auprès des femmes; mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il ait eu beaucoup de succès, et on peut se demander si l’absence de documentation sur ses conquêtes ainsi que son aversion pour les Hollandaises (aversion qui est manifeste dans plusieurs de ses lettres à Belle) n’est pas attribuable à leur refus de ses avances. Ce manque de succès (si notre hypothèse est exacte) peut être attribué en partie, nous semble-t-il, à une certaine maladresse de la part de d’Hermenches: dans les affaires de cŒur ou même dans les relations sociales, il est un mauvais tacticien. Un premier exemple: en août 1762, après avoir reçu deux lettres de Belle, qui après bien des hésitations et beaucoup de casuistique, accepte enfin de correspondre avec lui, d’Hermenches, obéissant à une impulsion d’aller rendre visite à la jeune fille, arrive sans s’annoncer à Wijk aan Zee, chez Mme Hasselaer, où Belle séjourne à ce moment-là en compagnie de ses parents. Il est reçu d’une manière glaciale; personne ne comprend exactement pourquoi cet homme, qui ne faisait pas partie de leur cercle d’amis, vient frapper à la porte de Mme Hasselaer; celle-ci se demande si c’est pour faire des avances à sa cousine, la belle veuve, Mme Geelvinck; les parents de Belle ont probablement d’autres soupçons. La visite à Wijk aan Zee fut une catastrophe; d’autant plus qu’elle ne fournit à d’Hermenches l’occasion de parler à Belle. Son rôle dans le projet de mariage avec Bellegarde est un autre exemple de la maladresse de d’Hermenches. Etant donné les obstacles à surmonter (la différence de religion, le problème de la dot de Belle et surtout l’inertie du marquis), d’Hermenches devait être aveugle pour ignorer que ce projet était voué à l’échec dès le début. On pourrait citer d’autres exemples de la maladresse de d’Hermenches, par exemple la manière dont, au dernier moment, après la décision de Belle d’épouser Charrière, il se met lui-même sur les rangs et cause inutilement un gros scandale à Lausanne en introduisant une action en divorce pour se libérer de sa femme, après vingt-sept ans de mariage.
Quant au petit cours de libertinage qu’il aurait fait à Belle, il s’agit d’une série de lettres où d’Hermenches compare son attitude vis-à-vis des femmes à celle d’un chien de chasse. Le 27 août 1764 il écrit: ‘Mon cŒur et mon esprit sont vis-à-vis des femmes ce qu’est un chien vis-à-vis du gibier dans la campagne, il le poursuit, et le dévore.’ Mais le chien ne tue pas toujours sa proie:

si ce même animal s’arrête et fait par son action ce qui est dans ma comparison des raisonnements, le chien le lèche, et le prend sous sa protection; il n’est pas moins vrai que le levraut est quelquefois si appétissant et le chien si affamé que la mort peut s’ensuivre. (132, t. I, p. 281)

Il faut avouer que ce tableau, au chien de chasse et au levrault, n’est pas très impressionnant; un Valmont aurait utilisé des images moins banales: dans les Liaisons dangereuses il sera question, de batailles, de sièges ou d’une campagne menée avec une précision militaire et il n’est jamais question de renoncer à la victoire. Le colonel est loin d’être un libertin de l’envergure de Valmont et on a l’impression que ses histoires galantes relèvent moins de la réalité que de la fantaisie. Mais on aurait tort de comparer d’Hermenches aux libertins traditionnels; son libertinage à lui est spécial: l’essentiel, pour le colonel, n’est pas d’attraper la proie et de la tuer, mais de pouvoir se distancier d’une entreprise jugée vulgaire, pour faire de grands gestes généreux qui flattent son amour-propre et démontrent à tous sa supériorité. Dans une lettre du 31 août 1764 il affirme: ‘Je suis conquérant par instinct, mais les maux que peuvent entraîner les conquêtes modèrent et arrêtent cet instinct: je veux être roi, et non usurpateur’ (137, t. I, p. 289). Et, dans la même veine:

Je ne connais que deux impressions vis-à-vis des femmes, dégoût ou convoitise; je ne connais pas l’indifférence; mais je connais une honnêteté, un respect de soi-même, qui est difficile à définir. Je serai sûr de moi dans un tête-à-tête; Vénus livrée à ma bonne foi, sera intacte, soit pudeur, amour-propre qui craint d’échouer, ou amour-propre qui craint de se montrer plus faible qu’un être faible, je serai un homme pédantesquement réservé. (7-8 septembre 1764: 142, t. I, p. 299)

Cet idéal libertin est celui, non d’un Tartuffe ou d’un Valmont, mais d’un héros de Corneille, de quelqu’un qui sera admiré comme maître de soi et de l’univers. Il s’agit d’un genre de libertinage incompréhensible à certains amis de d’Hermenches, à Bellegarde, par exemple, qui, faisant allusion à une occasion où le colonel refuse de profiter du goût que la Martin a pour lui, déclare: ‘il faut avoir le diable au corps pour être aussi froid vis-à-vis de cette femme!’ D’Hermenches, en relatant cet épisode, souligne sa propre supériorité: ‘je l’ai laissé dire, et je m’applaudis.’ (31 août 1764: 137, t. I, p. 289)

3

Si d’Hermenches, malgré sa réputation d’être le plus dangereux des hommes, semble avoir eu assez peu de succès en Hollande, peut-on en dire autant sur ce qu’on connaît de sa vie pendant ses congés passés dans le Pays de Vaud? Son surnom, ‘le beau d’Hermenches’, indique peut-être qu’à Lausanne, comme en Hollande, sa réputation était celle d’un don Juan, et il souhaitait probablement donner cette impression à Belle lorsqu’il lui écrit de Lausanne le 1er novembre 1764: ‘Je n’ai point de maîtresse, j’ai mille petites aventures’, mais ces aventures, d’après le contexte, sont assez innocentes. La suite de la lettre est plus intéressante:

Je n’ai de relation de femme qu’avec une que j’ai aimée il y a treize ans. Pendant trois ans nous avons vécu avec une familiarité sans bornes sans que j’aie jamais été complètement ce qu’on appelle heureux; ses scrupules ont toujours augmenté, nous en sommes depuis cinq ans à nous écrire et à nous parler presque point; elle était fort jeune, elle est devenue très aimable, je lui ai formé l’esprit, le cŒur, tout le monde l’aime, la recherche. On la cite pour l’esprit, la délicatesse, le goût, le caractère; et croiriez-vous que je n’ai de tout cela que des lettres assez tendres, il est vrai, mais où elle ne cesse de me gronder, de me faire des reproches, de me blâmer; vous pensez bien que ce commerce serait fini depuis longtemps si mon silence ne m’attirait des reproches encore plus forts. (160, t. I, p. 340-341)

La femme à qui d’Hermenches fait allusion ici est certainement celle qui lui avait donné en 1753 une fille naturelle, née à Nernier, en Savoie. Pour le moment, dans ses lettres à Belle, il ne dit pas un mot de cette fille, qui s’appelle Sophie-Jeanne-Louise Joly Dufey, mais il sera question d’elle quelques années plus tard, notamment dans une lettre du 8 février 1772, dans laquelle on trouve des précisions intéressantes sur la mère de Sophie, nommée Bénigne:

Bénigne est un trésor dans ma maison depuis dix et huit ans; c’est une humble violette qui s’est cachée sous les autres fleurs, qui m’a valu peut-être 50 mille francs par sa vigilance, qui est sensible et désintéressée, qui m’a aimée avec passion depuis l’âge de quatorze ans, et qui m’a résisté pendant six ans, qui n’a cédé qu’à la crainte de me perdre, et de me voir chercher quelque femme qui m’aurait consolé de ma malheureuse association avec Mme d’Hermenches, dont elle était témoin, et sur l’inutilité et les dégoûts de notre union; je lui ai dit que je ne croyais pas que Dieu trouvât mauvais que, dans ma situation, je fis le moins de mal que possible, et qu’un enfant d’elle me ferait plaisir. Toujours revêche, toujours modeste, elle s’est livrée à moi par raisonnement.

Puis, il continue en vers:

Et le jour rendant ses mains serviles,
aux ténèbreux plaisirs elle a fait succéder
les travaux, les bienfaits, les soins les plus utiles,
sans en vouloir de prix que celui de m’aimer.

Elle est mariée, c’est encore une suite de son dévouement pour moi, elle veut absolument que quand j’aurai mon divorce, je cherche une compagne qui me convienne et elle veut avoir soin de mes campagnes avec son mari. (416, t. II, p. 265)

Qui était Bénigne, ce trésor qui aimait d’Hermenches avec passion et le consolait de son mariage malheureux? Pour trouver une réponse à cette question, il est inutile de consulter les éditeurs, normalement si bien renseignés, de la Correspondance de Belle. D’autre part, le journal de Jean Henri Polier de Vernand, lieutenant baillival à Lausanne, publié en 1970 par Pierre Morren,9 apporte des précisions très précieuses sur cette femme dont le nom est Bénigne Buchet, et sur ses rapports avec d’Hermenches. La première allusion à Bénigne porte sur un différend que Polier de Vernand a eu avec d’Hermenches en 1771:

En 1771 Polier eut un sérieux différend avec David-Louis de Constant d’Hermenches dont la cause première fut une certaine Bénigne Buchet que d’Hermenches protégeait et que Polier avait dû assigner et faire condamner par le Vénérable Consistoire, car elle ne voulait pas dénoncer le père d’un enfant naturel.
Peu de temps auparavant nous apprenons par une simple note de notre écrivain que M. de Gentils avait dit, à propos de rien, que les affaires d’Hermenches s’étaient terminées pour 100 louis. Il n’est donc pas trop hasardeux d’avancer que cette fille naturelle avait pour père le beau d’Hermenches. (p. 157)

Cet incident donne lieu à une suite assez vaudevillesque:

A la suite de cet incident [d’Hermenches] ne salua plus Polier et il chercha à s’en venger. Aussi un jour, le 5 juin 1771, on avertit Polier que M. d’Hermenches fait creuser dans sa propriété juste sur le passage de la coulisse qui amène l’eau du pré Raccaud, où on s’en souvient, son père avait acheté le droit à une source en 1719 pour la conduire à son immeuble. Le lendemain l’eau est presque coupée et d’Hermenches refuse de la rétablir, prétendant que cette source et ce passage étaient à bien plaire, et qu’à présent il en avait besoin. (pp. 157-158)

Ce différend a mené à un procès dont nous n’entrerons pas ici dans les détails, mais il est intéressant de reproduire quelques passages de la correspondance de Polier où nous trouvons des renseignements supplémentaires sur Bénigne Buchet. Le frère de Polier ayant reçu une lettre de d’Hermenches l’informant que le procès découle directement de la persécution de Bénigne, le lieutenant baillival répond, en décrivant d’abord Constant d’Hermenches:

[...] c’est un chien enragé à qui je voudrais bien que mon état me permît d’apprendre à vivre. Quel front d’airain et quelle audace de vous dire que j’ai persécuté injustement l’innocence. (p. 159)

Et ensuite, il enchaîne sur Bénigne qui, nous l’avons vu, serait d’après d’Hermenches, ‘une humble violette’:

Cette indigne, exécrable et malheureuse créature pour qui les chaudières de l’enfer ne seront pas assez bouillantes, m’avait fait la politesse d’aller trois fois en pays lointain y déposer clandestinement le fruit honteux de ses adultères répétés, cela me donnait un peu de marge et je répondais à tous ceux qui voulaient me provoquer d’agir que j’étais sans preuve légale, mais enfin la bombe a crevé. A la quatrième fois, sans doute par économie, la famille augmentant, elle a pris le parti téméraire d’accoucher au milieu de nous. La religion, l’honneur, le devoir, le scandale de l’église entière, tout m’a forcé à instruire une procédure, il n’était plus possible de faire le chien muet, mes conclusions ont été des plus modérées, elles ne tendaient qu’à éloigner cette horrible Messaline de nos murs et lui faire transporter ailleurs la scène de ses infames désordres. (Ibid.)

De cette même source nous apprenons qu’en 1772 Bénigne est enceinte pour la cinquième fois et qu’elle va se marier:

Le Doyen Leresche élève un grand orage au sujet de Bénigne Buchet qu’on dit enceinte et qui doit se marier avec un certain Mange, de Gollion. On demande ce que la procédure est devenue, je dis qu’elle a été remise à Mr le Bourgmestre, sans annoncer que c’est le 26 mars. Rosset fait grand bruit, parle d’une cinquième grossesse, se plaint qu’on reste tranquille à la vue de tant de désordre. On se rapproche et l’on convient de s’arrêter au point capital de faire présenter la procédure demain au Conseil, et M. de Doyen de Bottens recherchera selon sa prudence l’article de la grossesse. C’est à mourir de rire avec quelle chaleur on a parlé, j’ai conservé beaucoup de sang-froid. (pp. 160-161)

Bénigne Buchet épouse Simon Mange le 25 janvier 1772, mais six semaines plus tard elle quitte son mari. Les Lausannois ne veulent plus revoir cette femme qui aurait donné à Constant d’Hermenches cinq enfants naturels et, pour l’empêcher de revenir, ils confirment son expulsion définitive. (p. 161)

4

Il nous semble que le protagoniste de ce roman peu édifiant, qui a fait scandale à Lausanne, est un être assez complexe qu’on comprend mal si on le réduit tout simplement au Tartuffe ou au Valmont de la critique traditionnelle. Il y a certes du tartuffisme dans la manière dont d’Hermenches réussit à convaincre Bénigne que Dieu ne trouverait pas mauvais qu’elle devienne sa maîtresse, et le terme ‘libertin’ est parfaitement à propos dans ce cas. Mais d’Hermenches n’est ni un don Juan ni un Valmont, pour qui tout ce qui compte est la succession de conquêtes féminines; le colonel, tel qu’on le connaît à Lausanne est, au contraire, un libertin sentimental qui, malheureux avec sa femme, se console avec une jeune personne qu’il a élevée, dont il a formé le goût et qui est, pour ainsi dire, presque sa fille et en même temps une bonne ménagère. Il n’est pas certain que d’Hermenches soit le père de tous les enfants illégitimes de Bénigne, mais il est certain qu’elle occupe une place spéciale dans sa vie; lorsqu’elle est condamnée par les autorités lausannoises, il fait tout son possible pour la protéger et il adore la fille qu’elle lui a donnée.
Il est impossible de raconter l’histoire de l’amour de d’Hermenches pour Bénigne, sans se rappeler l’histoire d’un autre Lausannois qui, lui aussi, prit pour maîtresse une jeune fille qu’il avait fait élever. Cet autre Lausannois est Juste de Constant, père de Benjamin et frère cadet de d’Hermenches. L’histoire de Juste de Constant et de Marianne Magnin est connue; Juste de Constant fit enlever Marianne, fille de paysans vaudois, il veilla à son éducation et, quatre ou cinq ans après la mort de sa femme, signa une promesse de mariage en sa faveur. Il va sans dire que la bonne société voyait d’un mauvais Œil un mariage entre un noble et une paysanne; c’est pourquoi la liaison de Juste et de Marianne ainsi que la naissance de leurs deux enfants fut un secret jalousement gardé; d’après Benjamin, ce n’est que vers 1800 qu’il apprit qu’il avait un demi-frère et une demi-sŒur.10

Selon d’Hermenches, son frère Juste ‘le philosophe’ (c’est ainsi qu’il l’appelle) aurait été victime d’une mère dominatrice qui ne voulait pas laisser à ses fils la liberté de choisir leur femme. Juste, on le sait, souffrait d’un complexe d’infériorité et se croyait toujours entouré d’ennemis. En choisissant comme compagne une femme d’une classe inférieure à la sienne il espérait se créér un refuge, un petit monde à lui, où il serait maître et où il serait possible de trouver respect et amour.
Il est évident qu’il y a d’importantes différences entre la situation des deux frères. Juste et Marianne ne se sont jamais séparés et, n’ayant jamais essayé de se faire accepter par la bonne société, ils ont fini par habiter un petit village dans le Jura. Quant à d’Hermenches et Bénigne, il n’a jamais été question de mariage entre eux et le colonel n’aurait jamais accepté de vivre dans l’obscurité. Mais, on constate aussi des éléments communs dans les deux cas. Il y a surtout leur mère, la générale Rose de Constant, qui choisit comme femme pour d’Hermenches Louise de Seigneux, de sept ans son aînée. Pendant quelques années d’Hermenches aima Louise, qui lui donna un fils et une fille, mais il finit par considérer ce mariage comme une catastrophe il était convaincu qu’il était détesté non seulement de sa femme mais aussi de ses enfants. Comme Juste, il croit que tout le monde est contre lui et il se console en prenant pour compagne une jeune personne d’une classe inférieure qu’il a élevée lui-même.
Pour bien comprendre d’Hermenches il faut tenir compte qu’il est intelligent et doué. Il est ulcéré parce que presque personne à Lausanne (Voltaire est une exception) ne l’apprécie. Gibbon, qui connaissait le colonel et sa femme, écrit dans son journal:

Madame d’Hermenches est d’un commerce très agréable; elle a des talents pour la musique et la déclamation, et n’est point dépourvue d’esprit. Mais le fléau et le tyran de toute cette société, c’est son mari. Il ne tient qu’à cet homme d’être très aimable, mais les hauteurs déplacées et les faux airs de grandeur, qu’il se donne et qu’il fait prendre à sa pauvre femme, qui est la douceur même, l’ont rendu depuis longtenps l’objet de la haine et du mépris public.11

La réaction de d’Hermenches devant cette haine et ce mépris n’est pas de se rendre; au contraire, mais de montrer à tous sa supériorité naturelle.

5

En Hollande d’Hermenches se sent aussi peu apprécié qu’à Lausanne; il se plaint amèrement que les Hollandais, même ceux qui de temps en temps acceptent son hospitalité, ne l’invitent jamais chez eux et que ces barbares soient incapables de reconnaître sa supériorité intellectuelle et ses talents. Sa haine de la Hollande, des Hollandais, et surtout des Hollandaises, sera un des thèmes de ses lettres à Belle de Zuylen. Le 5 février 1765, par exemple, il écrira: ‘Quiconque se résigne à vivre en Hollande doit être ou stupide ou abandonné de la fortune’ (178, t. I, p. 371); et quant aux Hollandaises, il écrit, par exemple: ‘Qu’est-ce donc que toutes ces femmes hollandaises? Si elles n’ont bu sept ou huit verres de vin rouge, à peine peuvent-elles articuler’ (1er novembre 1764: 159, t. I, p. 337).
Seul et se sentant méprisé de tout le monde, d’Hermenches a dû éprouver un sentiment extraordinaire de plaisir et d’étonnement lorsque la fille aînée de la noble famille van Tuyll se lia d’amitié avec lui. Le 7 août 1762, peu de temps après qu’elle accepte de lui écrire régulièrement, il lui écrit; ‘J’ai bien eu des malheurs dans ma vie, aimable Agnès, mais vous me les faites tous oublier, vous me raccommodez avec la vie, avec la société des humains’ (63, t. I, p. 126). Belle de Zuylen, comme Bénigne, console cet homme malheureux qui se sent méprisé de tout le monde, elle l’aide à reprendre goût à la vie; mais son amitié avec Belle sera sur un régistre différent de celle avec son amie lausannoise.
Il se peut qu’immédiatement après leur premier échange de lettres en 1762, d’Hermenches ait pu considérer Belle comme une conquête possible; mais il s’est vite rendu compte que leur amitié serait essentiellement épistolaire. Cette amitié à distance leur convient parfaitement. Pour Belle c’est une manière innocente (il faudrait dire relativement innocente) d’ouvrir un dialogue avec un ami intelligent avec qui elle peut parler librement de tout. Pour d’Hermenches, c’est une occasion d’écrire à une correspondante qui apprécie ses talents, qui lui fait confiance. Mais ce genre de correspondance entre deux personnes qui se connaissent à peine, comporte des dangers, surtout lorsqu’il s’agit de correspondants qui ont un talent littéraire et qui aiment parler d’eux-mêmes: ils croient qu’ils vont apprendre à se connaître tandis que chacun ne connaîtra que la personne que l’autre construit en écrivant, et ils peuvent finir par perdre tout contact avec la réalité.
Ce danger sera essentiellement défini par le bovarysme, c’est-à-dire une tendance à vivre dans un monde imaginaire et à assister en spectateur à la vie plutôt que de vivre.12 Que Belle ait eu cette tendance est bien établi et ses amis en parlent souvent: son médecin, le professeur Hahn affirme qu’elle est gouvernée par la fantaisie (‘quite governed by fancy’13), Boswell déclare que ses actions sont réglées par ‘an excessive imagination’ (99, 9 juillet 1764: t. I, p. 203) et d’Hermenches fait allusion à sa tournure d’esprit ‘un peu romanesque, un peu métaphysique’ (204, 15 juin 1765: t. I, p. 423). Pour comprendre la manière dont Belle devient victime de cette ‘imagination excessive’ il suffit de lire sa correspondance avec d’Hermenches à propos de Bellegarde. Elle voit le marquis deux ou trois fois, se décide à l’épouser et se convainc qu’elle l’aime, ou que du moins elle pourra être heureuse en étant sa femme. Les négociations qu’elle mène avec d’Hermenches se déroulent dans une atmosphère de mélodrame, et pendant que les deux amis s’écrivent comme s’ils étaient les protagonistes d’un roman épistolaire, Bellegarde reste invisible. Dans les rares occasions où ce Prince charmant se présente à Utrecht ou à Zuylen, Belle se rend compte qu’elle ne le connaît pas vraiment et se trouve séparée de lui par ‘un rempart de glace’ (207, 4 août 1765: t. I, p. 427). En réalité, ce n’est pas ce Bellegarde-là qu’elle aime, mais un Bellegarde idéalisé qui n’existe que dans son imagination: ‘Quand je suis loin du marquis’, dit-elle, ‘mon imagination fait ce qu’elle veut de lui, de son cŒur, du mien, de nos jours, de nos nuits’ (236, 15 mai 1766: t. I, p. 471). Mais le moment viendra où le marquis retirera sa candidature et où Belle devra reprendre contact avec la réalité. Quelques années plus tard, elle écrira: ‘Le besoin d’aimer m’enthousiasmait et échauffait mon cŒur de loin pour Bellegarde. Quand je le revoyais je cherchais l’homme à qui j’avais écrit; je l’aurais épousé avec une satisfaction froide et réfléchie sans aucune émotion de plaisir (14-17 juillet 1770: 371, t. II, p. 201).
L’histoire de ce mariage manqué se complique lorsque, au cours d’interminables négociations, Belle se demande si elle n’est pas amoureuse de d’Hermenches plutôt que de Bellegarde. Elle se demande même si, un jour, elle ne deviendra pas la maîtresse de celui qu’elle appelle son ‘père confesseur’. Son imagination prend feu lorsque d’Hermenches, qui s’apprête à quitter le service de Hollande pour celui de France, lui propose, en novembre 1764, un rendez-vous d’adieu à La Haye. Belle accepte, mais en tremblant: elle se demande si elle ne risque pas de tomber dans les bras de celui à qui elle a révélé tous ses secrets, même les plus intimes. Elle lui écrit (8-9 novembre 1764):

Je ne sais ce que vous diriez, mais gardez-vous de vouloir enflammer mes sens. Vous me connaissez si bien, il y aura peu de gloire à exciter une coupable émotion; il y en aura beaucoup plus à demeurer mon sage ami; soyez même austère s’il en est besoin; j’espère que non, que je ne vous donnerai pas la gloire d’un pareil triomphe; mais enfin, je n’oserais pas répondre de moi dans une occasion unique où un homme sensuel, libertin jusqu’ici, redouté, dangereux, se trouve en possession de tous les secrets de mon cŒur, de ma plus intime confiance et m’est tellement attaché que je ne puis redouter de sa part ni perfidie ni mépris. (162, t. I, p. 345).

La réponse de d’Hermenches à cette lettre est très lucide:

Je ne puis, au reste, m’empêcher d’admirer tous les jeux de votre esprit dans les réflexions que vous faites sur notre entrevue; votre imagination est tout, c’est elle qui porte le feu, vos sens n’y sont pour rien, vous le verrez quand nous nous rencontrerons, si je m’avise de vous baiser la main dans un passage, ou de vous la serrer en dansant, je vous ferais pitié; les plus belles lettres produisent le plus souvent les entrevues les plus froides, comme les rendez-vous les plus tendres sont suivis des billets les plus laconiques. (13 novembre 1764: 163, t. I, p. 347)

Que cette analyse soit exacte est confirmé par la lettre que Belle lui adresse quelques jours après leur rendez-vous:

Je le répète, je ne sais point vous parler comme je sais vous écrire. C’est un homme que je vois devant moi, c’est un homme à qui je n’ai pas parlé dix fois dans ma vie, il est naturel de se déconcerter et de n’oser prononcer certains mots que la décence semble proscrire et que du moins la rougeur a coutume d’accompagner. Eh bien, écrivons. (4 ou 5 décembre 1764: 171, t. I, p. 358)

Cette dernière phrase (‘Eh bien, écrivons’) est éloquente: Belle a compris que le d’Hermenches à qui elle écrit n’est pas tout à fait l’homme en chair et en os qu’elle a rencontré à La Haye, mais un d’Hermenches idéalisé qui n’existe que dans le monde créé par leur épistolomanie. Elle comprend aussi les dangers de ce genre de correspondance; vers la fin de décembre elle écrit à son ami: ‘L’air assuré de vertu que je prends en parlant de notre liaison et de notre correspondance est un air hypocrite; dans le fond elle n’est pas toujours si innocente’ (25-27 décembre 1764: 175, t. I, p. 365). A partir de ce moment-là le ton de ses lettres à d’Hermenches deviendra moins libre.
Quant à d’Hermenches, pourquoi, n’a-t-il pas profité de ce rendez-vous pour faire tomber Belle dans ses bras? Un Tartuffe ou un Valmont se serait jeté à genoux devant la jeune femme, aurait versé des larmes, déployé toutes les stratégies de la séduction. Mais, poser une telle question, c’est mal comprendre la psychologie de d’Hermenches, pour qui, nous l’avons vu, la véritable gloire est de se montrer supérieur aux passions. Son impassibilité, son incorruptibilité à cette occasion est un de ces grands gestes par lesquels il montre qu’il est un être supérieur.
Belle a parfaitement compris cette psychologie lorsqu’elle écrit dans la lettre que nous venons de citer: ‘il y aura peu de gloire à exciter une coupable émotion, il y en aura beaucoup plus à demeurer mon sage ami.’ Elle a compris également, beaucoup mieux que la critique moderne, qu’en voulant la donner comme femme à son meilleur ami, le marquis de Bellegarde, le motif de d’Hermenches n’est nullement d’établir un ménage à trois; tout au contraire, mais qu’il s’agit là encore une fois d’un grand geste désintéressé, héroïque et sublime. Ecoutons les deux amis sur ce grand geste:

Ce que vous faites me paraît beau, grand, difficile [... et il] demande une générosité courageuse et sublime. (Belle à d’Hermenches, 6 août 1764: 116, t. I, p. 238)

[...] d’un bout à l’autre j’ai été sublime, et héros dans cette affaire, je ne me démentirai pas. (D’Hermenches à Belle, 28 juin 1766: 243, t. I, p. 485)

6

Dans leur correspondance Belle et d’Hermenches s’entendent à se présenter tels qu’ils sont, sans rien cacher. Belle, qui ouvre son cŒur à son ami pour lui parler de ses sentiments les plus intimes respecte ce pacte de sincérité. Quant à d’Hermenches, il est plus réservé; par exemple, il ne parle que d’une manière très vague de sa liaison avec Bénigne Buchet. L’essentiel, pour d’Hermenches, est de présenter dans ses lettres son portrait moral, qui est, bien entendu, celui de l’homme de goût, de l’acteur, de l’auteur, de l’ami de Voltaire, et du libertin aussi, mais d’un libertin qui a des principes supérieurs à ceux des libertins vulgaires. Il regrette que les Hollandais, comme les Lausannois soient incapables de reconnaître sa supériorité mais, heureusement, il n’en est pas ainsi en France où, selon lui, les hommes supérieurs sont appréciés. Le contraste entre la France, qui serait un pays civilisé et la Hollande, qui serait le pays des barbares est, à partir de janvier 1765 un thème majeur dans les lettres de d’Hermenches, qui plaindra la pauvre Belle de Zuylen, condamnée à habiter ‘le pays des tourbes’ et à n’avoir pour amis que quelques habitants de ce pays à peine civilisé, tandis que lui se trouve à Paris ou à Villers-Cotterêts, où il fréquente la fine fleur de l’aristocratie française, y compris des ducs et des duchesses. Le 7 mars 1765 il écrit à son amie: ‘Je vis dans la société la plus aimable et la plus distinguée de Paris [...] Ce sont les gens de plus d’esprit qu’il y ait en France, du plus grand ton, de la plus haute naissance, et les plus opulents’ (188, t. I, p. 398). Le 30 août 1766 il écrit de Villers-Cotterêts: ‘Si vous saviez ce que c’est que Villers-Cotterêts, campagne du duc d’Orléans, où je cours à tous moments d’ici, vous feriez jeter toutes celles de Hollande dans la mer; ce n’est pas pour les belles tulipes, mais c’est que c’est le palais du bonheur’ (249, t. I, p. 495).
Ce ‘palais du bonheur’, d’Hermenches l’avait déjà entrevu avant 1764, grâce à Bellegarde. On se demande parfois pourquoi un homme intelligent comme d’Hermenches se vante de son amitié avec une nullité comme Bellegarde; mais le colonel, qui est très snob, est flatté d’être apprécié par ce membre de la vieille aristocratie française et trouve éblouissante la possibilité, grâce au marquis, d’avoir ses entrées dans la bonne société française. Il en parle déjà dans sa lettre du 24 juillet 1764 à Belle, où il lui offre le tableau du bonheur qui l’attend si elle épouse Bellegarde:

Vous seriez en paradis avec ces gens-là, la seigneurie de Thonon aux bords du lac de Genève, et le marquisat des Marches entre Lyon et Genève, à deux pas de Chambéry, où nous avons un hôtel; en Hollande un régiment à lui, et le rang de général à la première promotion; le prince de Rohan Rochefort, et Mme de Brionne pour cousine germaine à Paris, les gouverneurs de Dresden, d’Alexandrie, et de Nice pour oncles, le général Oglethorpe pour oncle en Angleterre, dont nous espérons d’hériter, et la marquise de Mérode Westerloo pour nièce dans les Pays-Bas, voilà notre état et nos alentours. (106, t. I, p. 214)

Il suffit de lire ce passage, et d’autres passages de ce genre, pour se rendre compte que Belle n’est pas la seule à être victime du bovarysme. La réalité, que d’Hermenches s’obstine à ne pas voir, est que Bellegarde, criblé de dettes, vit la plupart du temps enterré dans sa propriété en Savoie et a très peu de contact avec la bonne société en France ou ailleurs.
En réalité, c’est grâce, non à Bellegarde, mais à Voltaire, qui le recommande à Choiseul, que d’Hermenches a obtenu son poste militaire en France. Une fois installé dans son nouveau milieu, il croit que tous ses rêves sont réalisés: le vrai d’Hermenches, celui que les Lausannois et les Hollandais sont incapables de comprendre, va enfin apparaître. Mais, ce vrai d’Hermenches est un être assez complexe: parfois il est celui qui se laisse éblouir par le beau monde où il rencontre des aristocrates, parfois c’est un homme dont l’idéal est un renoncement de soi-même, comme si le libertin ambitionnait de devenir un saint. Pour permettre à ce vrai d’Hermenches, le saint, de se matérialiser, il faut une réforme; dans une lettre du 15 septembre 1765 à Belle il écrit:

Je suis bien changé [...] il s’est fait une réforme égale dans ma parure, mes actions et mes pensées; je porte des vêtements courts, étroits et unis, tous mes pas sont comptés à la montre, mon ton est grave et impératif et mes pensées ne tendent qu’au renoncement de toutes les pensées agréables et de tout ce qui n’appartient pas à ma situation présente. Le cŒur n’en est pas moins le même, ma chère Agnès: si j’ouvrais le plus petit guichet aux sentiments qu’il renferme, vous les verriez inonder des cahiers de papier comme autrefois; mais je ne le dois pas; je fais une épreuve sur moi-même, digne d’un grand homme, j’ose le dire à vous; je ne me compte plus pour rien, je ne m’occupe plus de moi, je n’ai plus d’autres prétentions que celle de voir si l’on peut exister sans en avoir, et sans satisfaire à ses goûts. Je réussis, j’acquiers des forces et bien de la méthode dans le caractère, cela me manquait; croyez que si j’en deviens plus laconique je n’en serai pas moins essentiel pour mes amis, peut-être moins agréable, mais plus intéressant, plus commode. (213, t. I, p. 436)

Ce programme de réforme digne ‘d’un grand homme’ fait penser à Boswell qui, arrivé à Utrecht en 1763, décide de renoncer à sa vie de libertin et décide de devenir ‘a great man’. Boswell, on le sait, est un jeune homme à la recherche de son identité, et Belle aussi, cherche, tout le long de sa correspondance, à se définir. Quant à d’Hermenches, pour tous les critiques depuis Godet, il s’agit d’une personnalité monolithique où il n’y a pas d’évolution ou de mouvement: du début jusqu’à la fin de sa correspondance avec Belle, qui a duré quinze ans, ce serait toujours le même homme, c’est-à-dire un libertin. En réalité, il cherche, comme Belle et Boswell, à se définir et, on le sait, les êtres qui passent leur vie à se chercher ne parviennent jamais à se trouver, car éprouver le besoin de faire une telle recherche présuppose une personnalité essentiellement fragmentée et instable.14
Il n’est pas possible, dans les limites de cette communication, d’étudier d’une manière détaillée l’histoire ou la psychologie de d’Hermenches après son départ de Hollande ou de suivre toutes ses métamorphoses. Il faudrait relire les lettres où il parle de sa carrière militaire en France et en Corse, et aussi celles qu’il adresse à Belle après son mariage avec Charles-Emmanuel de Charrière; il faudrait également examiner les motifs qui le poussent à la fin des années 1760 à vouloir épouser Belle; et il faudrait surtout faire des recherches dans les archives pour se documenter sur ses dernières années mal connues: son mariage en 1776 avec Marie-Catherine-Philippine Taisne de Remonval, qui devait mourir en 1779, ses rapports avec le fils qui en naquit, Auguste, et la suite de l’histoire de Bénigne Buchet et de Sophie.

7

Pour conclure, citons le portrait de d’Hermenches brossé par sa nièce Rosalie de Constant, qui nous paraît beaucoup plus perspicace que les analyses de Godet et de ses successeurs:

[Il] réunissait à une très belle figure beaucoup d’esprit et tous les moyens de réussir. Une grande ambition et un grand amour-propre lui laissèrent peu de moments de repos. Il voulait allier ensemble tous les plaisirs et toutes les affaires, la philosophie et la volupté, la plus extrême économie et le faste et la magnificence, sa femme et ses maîtresses. Il voulut être tour à tour courtisan, auteur, militaire, agriculteur et même dévot, quoique toujours épicurien. Il eut toutes les prétentions, toutes les ambitions: il voulait dominer dans la société, gouverner ses amis, écraser ses ennemis, l’emporter sur tous ses rivaux. Il réussit quelquefois, mais beaucoup de choses lui échappèrent, et la fin de sa vie fut moins heureuse que le commencement.15

Ce qui frappe ici, c’est que Rosalie, sans nier que son oncle ait été un libertin (elle parle de ses maîtresses), ne voit nullement dans le libertinage la clef de son caractère: son désir de plaire aux femmes, d’avoir des maîtresses, est subordonné à quelque chose de plus central: l’ambition, l’amour-propre et le désir de briller en réunissant de multiples activités. Ce portrait d’un homme qui a peu de moments de repos, est celui d’un être plus complexe, et plus intéressant, que celui de la critique traditionnelle.
A la suite des auteurs des Mariages manqués, publiés il y a plus d’un demi-siècle, nous espérons voir paraître un jour une étude sur Constant d’Hermenches qui nous donnera un portrait de cet homme complexe plus véridique que celui qu’on trouve chez Godet et chez les auteurs d’études plus récentes qui, comme celui de Godet, relèvent de la légende plutôt que de la vérité historique.

 
NOTES

1. Les ouvrages de Godet cités dans ce paragraphe sont les suivants: ‘Une jeune fille du XVIIIe siècle, d’après une correspondance inédite’, Revue des deux mondes, 1er juin 1891, pp. 602-627; Madame de Charrière et ses amis, Genève, Jullien, 1906, 2 vol.; Lettres de Belle de Zuylen (Madame de Charrière) à Constant d’Hermenches, 1760-1775, Paris, Plon-Nourrit; Genève, Jullien, 1909.

2. Isabelle de Charrière/Belle de Zuylen, Œuvres complètes, édition critique publiée par Jean-Daniel Candaux, C.P. Courtney, Pierre H. Dubois, Simone Dubois-Bruyn, Patrice Thompson, Jeroom Vercruysse et Dennis M. Wood, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979-1984, 10 vol. Nous renvoyons à cette édition.

3. Isabelle de Charrière, Une liaison dangereuse; Correspondance avec Constant d’Hermenches, 1760-1776, édition établie, présentée et annotée par Isabelle et Jean-Louis Vissière, Paris, Éditions de la Différence, 1991.

4. Voir l’introduction, par Alfred Roulin, à son édition de Voltaire, Lettres inédites à Constant d’Hermenches, Paris, Buchet/Castel, Corrêa, 1956.

5. Constant d’Hermenches, Pamphlets and occasional pieces with replies by Voltaire, edited by C.P. Courtney, Cambridge, Daemon Press, 1988.

6. Isabelle Vissière, ‘L’encre et le fiel ou la cruauté souriante de Constant d’Hermenches’, Une Européenne: Isabelle de Charrière en son siècle, Actes du colloque de Neuchâtel, 11-13 novembre 1993, publiés par Doris Jacubec et Jean-Daniel Candaux avec la collaboration d’Anne-Lise Delacrétaz, Neuchâtel, Attinger, 1994, pp. 239-243.

7. Voir, par exemple, Godet, introduction à son édition des Lettres de Belle de Zuylen: ‘Elle fut la dupe, en effet, de cet homme insinuant et beau diseur, qu’elle trouvait bien ‘un peu charlatan’, mais qui, sans doute, représentait pour elle, au milieu de la société hollandaise un peu terne, je ne sais quoi de plus animé, de plus brillant [...], de moins batave’, pp. xi-xii.

8. Pour une variation très brillante sur ce thème, voir Isabelle Vissière, art. cité ci-dessus, note 6.

9. Pierre Morren, La Vie lausannoise au XVIIIe siècle d’après Jean Henri Polier de Vernand, Lieutenant baillival, Genève, Labor et Fides, 1970.

10. Voir, sur Juste de Constant et Marianne Magnin, Gustave Rudler, La Jeunesse de Benjamin Constant, Paris: Armand Colin, 1906, pp. 50-56.

11. Le Journal de Gibbon à Lausanne, 17 août-19 avril 1764, publié par Georges Bonnard, Lausanne, Rouge, 1945, p. 165.

12. Voir C.P. Courtney, ‘Bovarysme et réalisme dans la correspondance de Belle de Zuylen’, in Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen), textes réunis par Yvette Went-Daoust, CRIN, 29 (1995), pp. 15-22.

13. Boswell in Holland, 1763-1764, including his correspondence with Belle de Zuylen (Zelide), edited by Frederick A. Pottle, New York, McGraw Hill; London, Heinemann, p. 276.

14. Voir, sur Boswell, C.P. Courtney, ‘Belle de Zuylen et James Boswell: une amitié littéraire’, Lettre de Zuylen, n° 2 (1977), pp. 2-8, et Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen), a biography, Oxford, The Voltaire Foundation, 1993, pp. 93-118.

15. Rudler, La jeunesse de Benjamin Constant, p. 42.





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