SUITE DES TROIS FEMMES |
[Neuchâtel, BV, ms. 1387, f. 21]
Les1) lettres qu’avoit lu
Me de Berghen2)
à mesure que l’abbé de la Tour les recevoit ne lui avoit
pas fait perdre sa sensibilité ni de son inclination3)
pour les trois femmes & peut-être aimoit-elle bien autant Theobald
qu’aucune d’elles. Elle4)
trouvoit dans son caractere5)
avec des qualités très viriles je ne sai quoi de jeune de
presque enfantin6) qui lui
plaisoit beaucoup. Il etoit si loin d’être blasé sur quoi
que ce soit il aimoit tant sa femme il esperoit encore tant des hommes!
Enfin elle7) s’interressoit
vivement à lui et desiroit de savoir si le caractere8)
Emilie se developperoit assez pour devenir9)
une compagne absolument10)
digne de lui; Si Josephine continueroit a etre sage Si Constance11)
[ ]12) point chez d’autre
passion qu’une genereuse amitié.13)
La derniere lettre etoit14)
du Baron.
L’abbé de la Tour s’eloigna15)
de la baronne de Berghen au commencement de Mars Elle de son coté
fit un voyage de quelques mois16)
& alla fort loin de la ville ou ils s’etoient vus pendant l’hiver.
Mais ensuite ils se raprocherent17)
& alors elle le pria d’ecrire la Suite de l’histoire18)
des personnes pour lesquelles il lui avoit inspiré tant d’interet19)
[Neuchâtel, BV, ms. 1363, ff. 1-45, 47-49]
Le 14 fevrier1 à la
pointe du jour, Theobald s’eveille en sursaut etend son bras et ne trouvant
pas Emilie l’appelle avec force en sautant éffraié de son
lit. Elle etoit dans un Cabinet attenant à sa chambre. Josephine
quoiqu’on eut pu20) lui dire,
s’etoit levée pour l’habiller mais elle ne faisoit qu’arroser de
larmes ses vetemens. Emilie elle même n’avoit ni force ni adresse
et sans Me Hots sa toilette eut été fort longue.
Cependant l’heure fixée pour le départ approchoit. Ce fut
Me Hots qui répondit à Theobald et elle se hata
de lui porter une bougie allumée le priant de s’habiller au plutot
s’il vouloit etre du dejeuner qui se preparoit dans la Chambre de sa Mère.
Mon dessein etoit de partir sans vous reveiller, lui dit Emilie dès
qu’elle le vit. J’aurois courru apres vous, fut ce jusqu’au terme de votre
voiage, répondit Théobald. Au reste, j’ai dans l’esprit que
votre absence ne sera pas longue et si elle devoit l’être, je saurois
interrompre notre séparation. J’ai résolu cette nuit, au
moment ou j’ai cessé de vous parler, et c’est ce qui m’a valu quelques
heures de sommeil, d’aller vous voir une fois au moins tous les quinze
jours. Emilie lui remontra en vain que cela seroit bien fatigant et que
pendant ses absences sa Mere seroit trop seule, Theobald prétendit
qu’il n’y auroit aucun inconvenient aux Courses qu’il meditoit. Ils allerent
ensemble dans la Chambre de Mad. d’Altendorp où elle les attendoit
avec son Mari et Mad. de Vaucourt aupres d’un grand feu. Josephine suivit
sa Maitresse avec une Caleche, un Manchon et un grand manteau de Marte.
J’aimerois mieux laisser tout cela et t’emmener, lui dit Emilie en l’embrassant
mais cela ne se peut pas et il faut etre raisonnable. Que Dieu benisse
votre voiage et qu’il hate votre retour, dit Joséphine toute en
pleurs, et elle alla s’enfermer avec ses deux nourrissons. On ne parla
plus guère, on dejeuna apres quoi Mad. de Vaucourt fit signe à
Theobald de sonner. LaCroix vint et tous les petits arrangemens etant faits,
toutes les precautions contre le froid,21)
la faim, l’ennui,22) etant
prises, Mr d’Altendorp, sa Bru et leur Amie se mirent en Carosse.
Ils partirent.23) Emilie
s’etoit placée vis à vis du Baron, Me de Vaucourt
à coté de lui; Quoiqu’elle s’efforceat de l’entretenir, il
s’endormit bientot profondement.
Emilie qui avoit eu longtems son mouchoir24)
devant ses yeux regarda à la fin autour d’elle et reconnut la route
pour etre celle de Breme. Je pleurois aussi, dit elle en allant ce même
chemin avec Theobald et je le désolois par mes pleurs et par mes
discours. Que lui disiés vous donc? demanda Constance; C’est un
sujet que je n’ai jamais osé entamer avec vous. Pourquoi cela? dit
Emilie... Je lui disois: Quelle mortifiante surprise pour Constance, quel
désespoir pour Joséphine! combien votre Mere me haïra!
et vous Theobald quand vous apprendres ou que seulement vous imagineres
son chagrin, vous me haires aussi - Et que répondoit Theobald? -
Il faudroit qu’auparavant je me détestasse moi même, car vous
qu’avés vous fait? je ne vous ai pas laissé le choix de me
suivre ou de rester. Qu’est ce, lui dis je, qui vous force à fuir?
Vous m’aves dit qu’il n’y avoit que ce moïen pour n’être pas
separé à jamais de moi; que s’est il donc passé depuis
hier au soir? Alors il me raconta avec beaucoup d’emotion25)
le départ et le retour de Melle de Stolzheim et toute
l’histoire de cette fatale journée. Si vous aviés demandé
quelque tems pour vous déterminer et vous préparer au départ
qu’on exigeoit de vous, vous auriés peut etre épargné,
lui dis je, à vous des remords, à votre Mere bien des larmes
sans qu’il nous en coutat une éternelle séparation.Oh que
je plains votre Mère! J’apprens à connoitre le sort d’une
Mère. Quand elle aura un fils aimable, bon, qui professe un extrème
respect pour ses devoirs, il ne faut point encore qu’elle se livre à
une douce sécurité; l’heure où il l’abandonnera et
la sacrifiera à sa passion peut encore venir, elle peut encore etre
condannée par lui à la confusion et à d’eternels regrets.
Theobald à cette image perdit l’espece de constance que la colere,
l’inquietude et l’application à faire reuissir son projet lui avoient
donnée. Je sentis ses larmes tomber sur ma main. Cruelle Sophie!
dit il, à quoi toi et ta Mere m’aves vous poussé? Retournons,
lui dis je, et je voulois crier à Henry de faire arreter le postillon.
Non, dit Theobald, il est trop tard et le sort en est jetté. De
quel air vous recevroit on? serois je sur de vous faire rendre tous les
respects que vous merités? N’importe, lui dis je; y a-t-il pour
mon cŒur la moindre comparaison entre le spectacle de vos regrets et celui
des dédains du reste du monde? Constance et Josephine m’ouvriront
leurs bras, votre Mère me rendra justice, c’est tout ce qu’il me
faut d’estime avec la mienne propre a laquelle je vai26)
reprendre des droits. Henri, criai-je, arretés; dites au postillon
d’arreter. Henri n’eut garde d’obeir mais il fit approcher son cheval le
plus pres qu’il put de la Chaise. Avés vous envie Mademoiselle que
des gens qui sont peut etre à notre poursuitte, nous atteignent?
- Non Henri, mais je veux ramener votre Maitre à ses parens; Je
crains ses regrets et il les craint lui mème - En ce cas là
Mademoiselle permettés que je vous quitte: Il ne me reste pas un
louis; j’ai donné tout ce que je possedois à votre Joséphine
mais n’importe, j’irai seul m’embarquer à Brème ou à
Hambourg. Je me ferai Mousse ou Matelot sur quelque Navire; peut etre me
verrés vous un jour mendier mon pain - Pourquoi cela Henry? pourquoi
ne retourneriés vous pas avec nous?
- Parce que Mademoiselle si vous et mon Maitre pouviés éffacer
votre départ par votre retour, ce dont pourtant je doute, il n’en
seroit pas de même de votre Zélé Serviteur; On comprendroit
bien que ce n’est pas lui qui vous ramene tandis que c’est visiblement
lui qui vous a facilité les moiens de vous en aller. Nous roulions
toujours. Henri s’etoit éloigné de la portiere. Theobald
craignit qu’il ne nous quittat tout de bon et plaignant son sort, m’accusant
de la misère où il alloit tomber, il l’appelloit avec l’accent
le plus pathetique, mais Henri n’entendoit pas et n’avoit d’ailleurs nul
besoin d’entendre n’aiant point du tout le projet dont son Maitre vouloit
le détourner. Allés plus vite, crioit il au postillon; allés
beaucoup plus vite, j’entens une voiture derriere nous - Etoit ce la mienne?
dit Constance - Non dit Emilie, ce n’étoit rien; vous etiés
bien loin encore. Le chemin devint ensuite si sabloneux que nous ne vous
entendimes que quand vous futes tout pres de nous. Peut etre etiés
vous devenue encore plus distraite que le chemin n’étoit devenu
sabloneux, dit en riant Me de Vaucourt, mais je n’ai garde de
vous demander ce que vous vous seres crue obligée de dire à
votre Confesseur. - Je puis tout vous dire et n’ai rien eu à dire
à mon Confesseur. Tant mieux, dit Constance. Je ne suis donc par
surprise que Theobald ait conservé pour vous son premier respect
et ses premiers empressemens. Vous enlever et vous posseder n’ont pas été
une même chose. Content de votre cŒur, reconnoissant du devouement
que vous lui aviés montré, il n’a rien exigé qui put
compromettre votre delicatesse ni son propre bonheur; ou bien s’il etoit
trop amoureux pour n’etre pas plus exigeant qu’il ne devoit, il a trouvé
en vous une resistance invincible. Tant mieux, encore un coup. Constance
parloit avec une une telle vivacité27)
que le Baron se reveilla. Qu’est ce, dit il, en regardant les chevaux?
prennent ils le mord aux dents? Au contraire, dit Constance. Cet au contraire
fit rire Emilie et le Baron rit aussi quoiqu’il n’y comprit rien, apres
quoi il se rendormit et Emilie recommença à etre fort triste.
Oh pourquoi disoit elle, ces Anglois et ces Emigrés que nous fuions
n’ont ils pas empeché les Francois d’entrer en Hollande ou n’ont
ils pas fait voile pour l’Angleterre avec la famille du Stadthouder? la
Westphalie seroit tranquile et nous n’aurions pas à craindre la
license de l’Allié ni de l’Enemi. Oh si les habitans d’Altendorp
etoient maltraités pour m’avoir recue, si Theobald etoit attaqué
avec plus de fureur qu’un autre pour m’avoir épousée, si
mon Asile etoit vidé à cause de moi!... Cela n’arrivera pas,
interrompit Constance. Le tems de ces horreurs est passé. Pichegru2
n’est pas un Vainqueur sanguinaire. Mais nous voici dans ce chemin sabloneux
que vous vous etes si bien rapellé. Lisons, cela vous distraira
et le Baron n’en dormira que mieux. Constance se mit à lire je ne
sais quels Contes ou Romans nouveaux dont elle avoit fait provision exprès
pour le Voiage. Emilie l’interrompoit sans cesse. Commencés en un
autre, disoit elle; Cela est si exagéré et si froid!... essaions
d’un troisiéme; cela est si allambiqué et si invraisemblable!...
En moins de rien la provision fut épuisée sans qu’on eut
presque rien lu Je ne vois, dit Emilie, dans ces Auteurs la et dans leurs
personnages que des Automates qui déclament et gesticulent l’Amour
et l’Amitié. Au dedans d’eux il n’y a rien qui sente; le ressort
qui les meut n’est pas une Ame, je ne sais ce que c’est. Vous pourriés
vous tromper quant aux28)
Ecrivains, dit Constance. Peut etre ne manquent ils pas de sensibilité,
mais ils n’oseroient ecrire dans un Stile plus simple. Bien souvent je
trouve leur Stile trivial, dit Emilie. Apres des expressions bisares et
gigantesques qui ne peignent rien de vrai ni de naturel, le nom d’une chose
connue, le nom d’une Ville, d’un emploi, d’un meuble, me paroit un vulgarisme3
choquant. Une fois sur des échasses il y faut rester - Et si l’on
y restoit vous liries? - Non pas davantage. Encore une fois, un Automate
ecrivain fait ici des Automates qui pleurent, se pament, s’empoisonnent,
se percent le sein, se font enterrer. Le mot d’amour se prononse mais l’amour
n’y est pas. Lisés moi quelqu’autre chose. - Voici dit Constance29)
quelques Memoires de gens qui ont travaillé à la Revolution
avec les meilleures intentions du monde mais sans trop savoir ce qu’ils
faisoient.4 Cela n’est pas
bien nouveau. N’importe, dit Emilie, je vous prie de lire. Constance lut;
longtems Emilie s’efforça d’ecouter. Dieu! s’ecria-t-elle à
la fin, c’est encore30) le
même stile et certes eux aussi m’ennuient à la mort. Leur
Amour de la patrie est il autre chose qu’une Ambition mal déguisée,
un Egoïsme enveloppé dans je ne sais quel pathos bien ennuieux?
Chacun dit j’aurois su, je sais, je saurrai mourir et tous vivent voiagent,
se vantent, ecrivaillent et lisent à tous ceux qu’ils rencontrent
leur prose recente et leurs anciens vers. Vous etes cruelle, dit Constance.
C’est que je suis malheureuse dit Emilie. Au premier jour, peut etre, un
de mes Cousins viendra fatiguer Theobald et sa Mere du recit de son ancienne
influence et mèlant au souvenir des bons-mots qu’il disoit celui
des conseils qu’il a donnés, il plaindra et maudira tour à
tour les grandes victimes de la Revolution pour n’avoir pas vu en lui le
seul Guide qu’il falut suivre. Où votre mauvaise humeur prend elle
ce Cousin?, dit Constance. Il existe, répondit Emilie; Je l’ai vu
un peu avant la mort de mes Parens qu’il exedoit. Il faut avouer dit Constance,
qu’outre les maux qu’elle a fait la revolution a enfanté bien des
ridicules.
Le Baron se reveilla tout de bon à Nyenburg. On s’y arreta et graces
à la Croix on y fit un excellent diner, C’est là que nos
Voiageurs prirent la route du païs d’hanovre et le soir ou le lendemain
ils arriverent à Zell. On y avoit arreté et préparé
leur logement car dès qu’il avoit été résolu
d’enmener le Baron, les Dames craignant qu’il ne s’ennuiat trop avoient
renoncé à l’autre petite Ville plus solitaire où elles
avoient dessein de s’enterrer. A Zell le Baron ne trouva que trop d’anciennes
connoissances et il falut toute la résolution de Constance et d’Emilie
pour se dérober à la curiosité empressée des
Emigrés et autres habitans du lieu. Elles s’arrangerent de maniere
à laisser au Baron toutes les facilités possibles pour recevoir
convenablement ses visites et se tenoient renfermées dans un petit
apartement où il venoit bientot les retrouver car acoutumé
aux douces prévenances d’Emilie et à l’amusante varieté
des propos de Constance il n’etoit point heureux quand il ne les voioit
pas. Avec qui etes vous ici Mr le Baron, lui disoient ceux qui
le venoient voir. Avec deux Dames repondoit il, et jamais il ne faisoit
que cette reponse parce qu’on l’avoit prié instamment de n’en point
faire d’autre. Les Domestiques ne furent pas moins discrets car LaCroix
quoique françois avoit appris à se taire et Herman attaché
depuis trente Ans au service du Baron n’avoit jamais osé ni su parler.
Les voila bien établis. On travailloit, on écrivoit, on parloit
et quand le Baron n’etoit pas avec les Dames elles lisoient. Ce n’etoient
pas des Romans5; quelque éloge
qu’on en puisse faire ils gatent l’esprit et surtout celui des femmes.
On y trouve une Morale qu’on appellera sublime si l’on veut mais que j’appellerois
plutot idéale ou qui même n’est plus de la morale ne pouvant
s’appliquer à rien. Quelquefois l’on s’engoue tellement de sa chimerique
excellence que ne trouvant pas à l’appliquer et n’en pouvant gouter
une plus commune et plus adaptée à la verité de la
vie, on vit sans morale du tout ou bien on tache d’arranger sa vie à
la ressemblance d’un roman ou bien encore on s’imagine qu’elle ressemble
à un Roman dont on croit etre le Heros ou l’Heroine et alors on
fait des aveux comme la Princesse de Cleves, on se tue comme Werther,6
mais cela n’arrive qu’à quelques Dupes. Des gens plus sensés
se garantissent de la catastrophe ne trouvant pas que le Roman doive finir
si tot ou si tragiquement. Comme du Mourier7
on prend du contrepoison ou si c’est un fer qu’on approche de son cŒur
on a soin qu’une main amie puisse détourner le coup. Quant aux aveux
on en fait beaucoup de pathetiques mais tres peu d’imprudens; enfin je
ne sais quoi de soutenu dans le ton et le langage et d’incoherent dans
la pensee et les procédes, voila à quoi se borne d’ordinaire
le mal que font les fictions, et pour ne rien exagerer je dirai que j’ai
vu des hommes et des femmes à qui elles ne font pas même ce
mal là. au sortir de la lecture de Clarisse8
ou de Zaïde,9 de Werther
ou du Comte de Comingel10
dont ils se disent fort émus, on les voit arranger une partie de
jeu ou de chasse, un rendés-vous d’intrigue ou d’Amour, on les voit
gronder leurs gens, éconduire leurs créanciers, vivre en
un mot la vie vulgaire et commune sans distraction, sans exaltation, sans
vains scrupules. Personne dit Rousseau en appreciant l’utilité du
theatre et l’influence de l’heroisme mis sur la scene, personne ne se croit
obligé d’etre un heros.11
Vous vous etes trompé, Jean Jaques. Il y a des gens qui se croient
obligés d’etre tout ce qu’ils admirent mais ils sont en petit nombre
et trop souvent ils n’en valent pas mieux soit pour eux, soit pour les
autres. La Scene de la vie, comme je l’ai deja dit, convient rarement au
role31) qu’ils ont etudié
et ce sont d’heroïques fous asses sembables à Don Quichotte.*
Constance et Emilie lisoient Saluste, Tacite et Plutarque dans de bonnes
ou passables traductions. Elles essaierent de lire Robertson14
en original et pour cela elles appelerent à leur secours un anglois
établi à Zell. Cet homme avoit connu la Reine de Dannemark18
et racontoit aux deux Dames des particularites touchantes de la vie et
de la mort de cette Princesse plus malheureuse encore que coupable. Qu’elle
ample source de réflexions! que de choses on se rapella! Constance
faisoit remarquer à Emilie que les femmes une fois qu’elles avoient
secoué le joug des bienséances en portoient le mépris
plus loin que les hommes et sembloient se plaire à montrer par leur
conduite qu’elles ne respectoient rien, que rien ne pouvoit les géner
ni les retenir. Emilie pensoit que c’etoit pour se venger de la contrainte
de leurs premieres années; Constance sans en déterminer la
cause se bornoit à observer le fait. Toutes deux revenant à
ce qui avoit donné lieu à ces conversations, prétendoient
que les Princesses françoises ne s’etoient jamais mal conduites
dans les Cours où elles avoient régné. La SŒur des
Guises Reine d’Ecosse,21 la
fille d’Henri quatre Reine d’Angleterre22
et plusieurs autres qu’elles nommerent avoient été aussi
irreprochables que l’est aujourd’hui la Princesse de Piemont.23
Puis on se rappela Isabeau de Baviere24
les deux Medicis25 et l’on
voit bien que les Princesses que nos deux Dames appellerent des etrangeres
quoiqu’elles en parlassent au milieu de l’allemagne, n’eurent pas beau
jeu. Enfin Emilie qui vouloit toujours trouver les causes des éffets
se persuada qu’il etoit difficile que d’autres que des Seigneurs françois
pussent plaire à des Princesses françoises et que cela pouvoit
avoir conservé à celles ci leurs mŒurs et leur reputation
dans des Cours étrangeres tandis que des Princesses étrangeres
avoient pu trouver à la Cour de France des hommes tellement aimables
que toute Sagesse de femme devoit se briser contre un ecueil si dangereux.
Que tout ce que vous venés de dire est chimérique, s’ecria
Constance! Theobald ne vous a-t-il pas plu? Oui,dit Emilie, mais c’est
le seul allemand qui eut pu me plaire. Qu’en savés vous? dit Constance.
C’est le seul qui vous ait aimée.
Ces Dames passoient ainsi les journées dans des occupations douces
et des entretiens agréables. Partout où est Constance l’ennui
ne peut s’y montrer, de sorte qu’on ne s’ennuioit point mais on ne laissoit
pas d’attendre avec beaucoup d’impatience des nouvelles de Theobald et
de sa Mere.
Ce ne fut qu’au bout de huit jours qu’on en reçut. Il n’y avoit
encore rien de nouveau à Altendorp mais apres huit autres jours
Theobald au désespoir de ne pouvoir venir voir sa femme comme il
l’avoit projetté, lui ecrivit une tres tres longue lettre où
il lui donnoit de grands détails sur l’entrée des Anglois,
Hessois et hannoveriens dans le Cercle.26
Craignant à l’excés pour ses villageois le sejour des troupes
il obtint à force d’argent et de prieres qu’on envoiat dans les
Villes voisines les Compagnies qu’on se disposoit à loger à
Altendorp, Mais il offrit un logement ches lui à un officier anglois
blessé, malade et fatigué de la marche penible qu’on venoit
de faire et deux Emigrés parens d’Emilie etoient venus lui demander
l’hospitalité. C’étoit le frere de celui dont Emilie avoit
parlé pendant la route, homme avancé en age deja et tres
bilieux avec son fils agé d’environ trente ans. Celui ci ne ressembloit
ni à son Pere ni à son Oncle; Il etoit silencieux et une
teinte de melancolie autre que celle que donne l’infortune, les revers
et les dangers, interressoit vivement pour lui le cŒur de Theobald. Voila
ce que Theobald ecrivoit à Emilie et il regrettoit pour elle et
le Vicomte de Chamdray, c’est ainsi qu’on l’appelloit, qu’ils ne se vissent
pas, mais il la felicitoit d’avoir échappé à l’absurde
chagrin, à l’acre déraison du vieux Marquis. Il auroit courru
avec le fils à Zell et n’auroit pas craint de laisser sa Mère
avec l’officier anglois pendant trois ou quatre jours qu’auroit duré
ce voiage; actuellement on n’y pouvoit penser; Mais le Marqs
grand questionneur, perquisiteur27
tres actif ou d’autres parens d’Emilie, car il y en avoit plusieurs dans
le païs, ne viendroient ils point à découvrir sa retraite
et n’iroient ils point l’y chercher? Je voudrois que l’Abbé de la
Tour fut à Zell, dit Me d’Altendorp, il diminueroit de
beaucoup le désagrement d’une pareille visite. Theobald saisit tout
de suite cette idée et pria sa Mère de m’ecrire à
l’instant. C’est ce qu’elle fit. Apres m’avoir appris ce qu’on vient de
lire, elle me disoit
‘Theobald ne sait pas tout; l’atrabilaire Parent d’Emilie pretend qu’elle
etoit promise à son fils; Il evalue son bien dans lequel il prétend
qu’elle va rentrer, et le regrette; peu s’en faut qu’il ne dise qu’on le
lui vole. Nous touchons à une crise, me dit il hier; Nos affaires
sont sur le point de se rétablir quoiqu’elles paroissent désesperées.
Souvenés vous Madame que c’est moi qui vous l’ai dit. On a l’air
de nous abandonner mais on travaille pour nous; bientot nous verrons nos
énemis écrasés, nous serons retablis38)
dans nos droits et dans nos biens, Emilie sera riche et si elle eut réspecté
la volonté de son Pere et de sa Mère, mon fils seroit à
son aise sans qu’il m’en coutat un Sol. - Que répondre Mr
l’Abbé à un pareil discours ? Prenant mon Silence pour de
la confusion le Marqs triomphoit et s’aigrissoit de plus en
plus; Enfin il en est venu à contester la validité du mariage
d’Emilie et prétendoit le faire casser par le Parlement de Paris.
Je lui ai montré les permissions & dispenses39)
de nos Autorités éclesiastiques et je lui ai dit que le Vicaire
de l’Eveque metropolitain avoit donné lui même la benediction
nuptiale, mais cela ne l’a pas persuadé. S’il va à Zell,
Monsieur l’Abbé, il faut qu’il vous y trouve.28
Je vous le demande en grace pour l’amour de Theobald et d’Emilie, de moi,
de tous ceux que vous aves vus ici s’attacher à vous avec estime,
tendresse et confiance’
Je n’hesitai pas, vous le saves Madame et loin de me retenir vous pressâtes
mon départ.
Arrivé à Zell j’y trouvai une lettre de Theobald que Emilie
venoit de recevoir; la voici. ‘Un accès de goute vous sauvera29
la visite du Marquis. Il avoit découvert ou vous etiés et
me reprochant le mistère que je lui en avois fait me rappellant
asses durement que les grands chemins etoient libres, il me dit il y a
trois jours qu’il comptoit partir pour Zell le lendemain. J’allois lui
temoigner mon chagrin de ne pouvoir lui donner des chevaux et une voiture;
j’ouvrois la bouche et n’avois pas encore dit un mot quand il s’est écrié,
arretés Monsieur le Baron. Si vous continués à m’interdire
la vue de ma parente, je concevrai je l’avoue les soupçons les plus
étranges; je croirai qu’abusant de sa situation, au lieu d’en faire
votre femme comme on s’est donné le mot pour me le faire accroire,
vous en aves fait votre Maitresse, votre concubine. Grand Dieu mon Pere,
quel discours! a dit le Vicomte. Se peut il que la mauvaise fortune ait
changé à ce point votre humeur, qu’elle vous ait rendu si
injuste, j’aurois presque dit, si ingrat. Ne sommes nous pas traités
ici en parens par le Mari et la belle-Mere de notre parente? de quel droit,
sans son mariage, aurions nous eu recours à leurs bontés?
Nous les avons obtenues, nous sommes non seulement soufferts mais caressés.
Faut il si mal reconnoitre des procédés si obligeans? Monsieur
le Marquis, vous trouveres Emilie aupres de mon Pere, ai je dit avec douceur,
et vous seres reçu de tous deux avec les égards que merite
l’infortune lors même qu’elle rend un peu injuste. J’allois, lorsque
vous m’aves deffendu de parler, vous témoigner mon regret de ne
pouvoir pas faciliter un voiage que je n’ai jamais songé à
empecher. Là dessus, un peu honteux peut etre, il a retenu sa colère
qui bouillonnoit encore dans son cŒur mais le soir il etoit malade &40)
le lendemain la goute s’est déclarée au pied gauche et aux
deux genoux La douleur n’est pas aussi vive que l’impatience. Je plains
son fils et si tout ceci dure je l’enverrai vous voir. Ce sera une compensation
à ses malheurs connus et à la cause inconnue d’une tristesse
que je crois etre ches lui de plus ancienne datte que la perte de son bien
et de sa patrie.’
Dans sa réponse Emilie loua et remercia Theobald de sa conduite
envers son peu aimable parent Je ne connois pas son fils, disoit elle mais
lui je me souviens de l’avoir vu. J’ai même courru le risque de l’avoir
pour beau-pere. A la fin de sa lettre elle se plaignoit de ce qu’on ne
lui parloit point asses de Josephine. Ne s’ennuioit-elle pas ? n’etoit
elle point trop isolée? n’etoit elle point imprudente?
Parfaitement remise de ses couches, blanche, fraiche, toujours propre et
bien mise, plus jolie enfin que jamais, Josephine tenoit un juste milieu
entre tous les eicueils.30
Ne bouger d’aupres de ses Nourissons, y attendre tristement en regrettant
sa Maitresse les rares apparitions de son Mari, eut été trop
contraire à son humeur, elle seroit morte d’ennui et de chagrin.
Au lieu de cela, confiant quelquefois les enfans à ses Compagnes,
d’autres fois au seul Morphée elle prenoit le plus souvent qu’elle
le pouvoit la place de Mad. Hots aupres de Mad. d’Altendorp et souvent
aussi elle la soulageoit dans les Soins qu’elle etoit appellée à
rendre aux Etrangers qui demeuroient au Chateau. Le Collonel anglois Sir
James *** avoit un valet de chambre et un petit laquais mais ni l’un ni
l’autre ne savoit un mot d’allemand et sans Mr Hots et Josephine
il eut été fort mal servi. Le Marqs de *** n’avoit
pas son Domestique qui tombé malade en hollande venoit lentement
avec les traineurs31 de l’armée,
Mais Josephine quoique le Marqs l’aiant reconnue l’eut appellée
plusieurs fois, n’entroit jamais dans sa chambre: Quant à son fils
elle lui rendoit à la dérobée des Services qu’il ne
demandoit pas etant accoutumé à se servir lui meme et à
se contenter de la toilette la plus simple.
Joséphine etoit née à St Amarin l’une des terres du
Marqs. C’etoit ches lui qu’elle avoit appris à connoitre
cet oncle d’Emilie, ce grand vicaire dont elle lui avoit parlé le
jour de St Sigismond et placée par cet Oncle ches les parens d’Emilie
elle y avoit revu de tems en tems le Marqs accompagné
le plus souvent de quelque domestique né à St Amarin comme
elle, de sorte que le Pere n’avoit pas un vice qu’elle ne connut ni le
fils une vertu dont elle n’eut entendu faire l’eloge. L’aspect du Pere
lui rendoit presents des tems facheux à se rappeller; l’aspect du
fils qu’elle n’avoit vu que tres jeune et lorsqu’elle n’etoit elle même
qu’un enfant, lui rappelloit au contraire des jeux aussi gais qu’innocens,
un bouquet donné, des bonbons reçus, plusieurs petits traits
de bonté dont la réputation du Vicomte avoit fait depuis
des titres d’honneur pour Josephine au point qu’elle conservoit encore
actuellement un bout de ruban couleur de rose que le Vicomte lui avoit
donné il y avoit dix-huit ans lorsqu’elle n’en avoit que cinq tout
au plus. Le respect en avoit fait une relique lorsque vieux et terni il
avoit cessé d’etre une parure. Il sembleroit d’apres cela que les
Princes n’auroient qu’a ressembler au Vicomte pour que les recompenses
fussent bien faciles; tout ce qui viendroit d’eux seroit une décoration
flatteuse et un vieux ruban, une boete de buis vaudroient le cordon bleu
et la toison d’or, mais pour n’exagérer rien, je dirai que le merite
du Vicomte eut moins frappé Josephine et les autres jeunes gens
de son Village, que le ruban couleur de rose auroit eu moins de prix, sans
des circonstances particulieres. Le plus espiegle, le plus turbulent, le
plus étourdi des jeunes gens de son age et de son rang, en etoit
devenu tout à coup le le plus doux,41)
le plus posé, le plus sage et ce qui dans ce changement avoit frappé
les esprits plus encore que le changement même c’etoit de l’entendre
attribuer à une avanture qu’on disoit fort singuliere mais dont
personne n’etoit bien instruit. Les uns disoient que parti de Bordeaux42)
pour les grandes Indes (le Vicomte etoit officier de Marine) un spectre
lui etoit apparu sur le vaisseau; d’autres qu’il avoit passé un
tems assés long dans une Caverne profonde,43)
mais ce qu’il y avoit de bien certain44)
c’est qu’apres un grand45)
voiage sur Mer il etoit revenu ches lui si different ce de46)
qu’il etoit en partant, qu’à peine on l’avoit reconnu. Sa figure
auparavant très agreable etoit devenue imposante. Des mŒurs austères,
des manieres douces, une extrême modestie, une moderation telle qu’il
faloit l’avoir vu dans les combats pour savoir combien peu il craignoit
le danger; tout cela faisoit un contraste frappant avec les qualités
tres differentes qu’on attendoit de lui et un contraste plus grand encore
avec les défauts de son Pere et d’un frere ainé qu’il avoit.
Celui ci etant mort, le Vicomte, qui avoit quitté sa profession
de Marin depuis quelque tems deja, n’en prit pas un autre ton ni une autre
maniere de vivre. On eut le projet de le marier sans qu’il l’eut desiré
ni qu’il s’en mêlat. Il ne suivit point son Pere dans les voiages
qu’il faisoit à Paris mais vecut constamment à St Amarin
et y fut ce qu’etoit Theobald à Altendorp à cela près
qu’il se tenoit plus renfermé et qu’on le voioit moins. Alloit on
lui parler? d’ordinaire on le trouvoit occupé d’un probleme de geometrie
ou d’algebre Il appliquoit à des païsages hardiment déssinés
la theorie de la perspective. Il faisoit des experiences47)
de mechanique il en faisoit48)
d’hydrostatique. On l’a vu construire de ses mains dans le parc de son
Pere des fontaines et des aqueducs. Plus d’une fois il fut consulté
par les païsans de la contrée pour le dessechement d’un Marais
ou la construction d’un Moulin. Jamais personne n’en fut éconduit
ni mal reçu et quoiqu’il parlat peu et se familiarisat rarement
on ne le trouvoit point fier, mais on le croioit triste et l’on craignoit
qu’il ne fut malheureux. Pourquoi émigra-t-il? qui est ce qui l’eut
molesté, qui est ce qui ne l’eut pas déffendu? Helas, que
répondre aux habitants de St Amarin quand ils ont49)
fait ces questions désolés de sa fuite? son Pere etoit à
Versailles lors du 6. 8bre,32
dans une autre occasion il etoit aux Tuilleries33
et le Vicomte courroit à lui toutes fois qu’il le croioit en peril
mais50) il revenoit toujours.
Enfin sa famille, ses Amis le sollicitent, le pressent, l’importunent et
un Genie ennemi de la France qui la livrant à toutes les causes
de perdition, écartoit d’elle tous les moiens de Salut, l’entraine
loin de ceux qui auroient exposé leur vie pour garantir la Sienne.
Voila Madame une longue digression à propos de Josephine et de la
vie qu’elle menoit à Altendorp en l’absence de sa Maitresse mais
ce n’est pas sans dessein que je me suis écarté de mon sujet.
Tot ou tard il faloit vous faire connoitre un homme interressant dans l’histoire
de Constance.51)
Revenons à Josephine. Le Marqs comme vous vous
en souviendrés avoit pris la goute. Un jour il sonna deux fois coup
sur coup avec grande impatience. Theobald envoia Henri; Me Hots
venoit de son coté, mais entendant parler fort haut dans la chambre
ils s’arrêterent et n’entrerent pas. J’aurois cru meriter plus d’empressemens
disoit le Marquis, de la part de la fille d’un chétif manouvrier,
d’une fille que j’ai tirée de la misère, que mes parens ont
èlevée, protegée, placée; mais je vois que
tout le monde s’oublie et que la canaille qui nous persecute en france,
nous méconnoit ici. Je n’oublie et ne méconnois point, Monsieur
le Marquis, répondit Josephine et voila pourquoi je vous evite.
On va vous apporter tout à l’heure le coussin et la flanelle que
vous demandés. Apporte les toi même, dit le Marqs
en radoucissant sa voix, tu les arrangeras mieux qu’un autre. Puisque tu
as si bonne memoire tu te souviens de notre beau52)
Prélat, de Mr le grand Vicaire; eh bien, il disoit de
toi que jamais fille n’avoit été plus adroite. Apporte moi
le Coussin et la flanelle; tu es jolie, nous ferons la paix - Non Monsieur,
je vous connois trop bien, répondit Josephine; Je sais que vous
etes aussi familier que hautain et que le libertinage ches vous va de pair
avec la mauvaise humeur. - Tu fus toujours fort impertinente sans en etre
plus sage, je pense que c’est encore la même chose; et en disant,cela
le Marquis clopinoit du coté de la porte que Josephine ouvroit deja.
Fi, dit elle; que le vice vieux est dégoutant! Vous l’aimés
jeune, dit le Marquis furieux. Vieux ou jeune je le déteste, dit
Josephine, et peut etre ne le connoitrois je pas si je ne fusse jamais
entrée dans votre Maison. La porte par laquelle elle sortoit n’etant
point celle près de laquelle écoutoit son Mari elle ne le
rencontra qu’un moment aprés et ne devina point du tout pourquoi
il la regardoit d’un air beaucoup plus affectueux qu’à l’ordinaire.
De ce jour là il lui temoigna de la consideration et peu à
peu de la confiance mais avant cette scene et sur tout depuis le départ
d’Emilie il s’etoit montré si froid et parfois si dur que le bruit
en etoit venu jusqu’à Sir James fort bon homme qui fut très
surpris quand53) ses gens
lui dirent que cette jeune et jolie femme, qui leur rendoit le sejour d’Altendorp
si doux, etoit méprisée de son Mari et assés malheureuse.
Il34 etoit presque gueri de
sa blessure et sa santé s’étoit rétablie par une quinzaine
de jours de repos, de sorte qu’il voulut aller rejoindre sa troupe et veiller
pour sa part à ce que les Soldats anglois ne se fissent pas dètester
en Westphalie comme en Hollande. Ce n’etoient plus les mêmes chefs.
On n’avoit plus l’exemple du mépris et de la haine pour un peuple
allié et ami qu’on vouloit achever54)
d’abaisser55) plutot qu’on
ne vouloit le56) deffendre.
Sir James pouvoit donc esperer de contenir la licence et de moderer la
rapacité moins excitée d’ailleurs dans un pais beaucoup moins
riche.
Le veille de son dèpart il écrivit à Josephine et
joignant sa lettre à deux rouleaux de guinées il ordonna
au petit Will d’aller porter la bourse qui contenoit le tout dans le berceau
d’un des deux enfans. Josephine etoit sortie avec Me d’altendorp
qui voulant profiter d’une belle matinée avoit mené la Nourice
et les deux nourriçons prendre l’air avec elle; Sir James les avoit
vu monter en voiture de sorte qu’il avoit cru le moment tres favorable
pour l’exécution d’un projet qu’il méditoit depuis un jour
ou deux.
Henri passablement soupçonneux entend de la chambre de son Maitre
quelque bruit dans celle de sa femme. Il y court dès qu’il n’entend
plus rien, entre par une porte derobée, furète par tout et
trouve enfin la bourse. Aussi tot il va appeller Me Hots qui
lui avoit souvent reproché son éspionage et plus en sureté
que partout ailleurs dans l’apartement de la Baronne contre les intrusions
des étrangers et des gens du logis, c’est là qu’il dènoue
la bourse, déplie le billet, disant à Me Hots,
si nous trouvons ici ce que je soupçonne vous verrés que
je n’ai pas si grand tort d’épier ma femme et que les belles choses
qu’elle a dites avant hier au Marqs ne sont pas aussi meritoires
que vous l’avés prétendu; là dessus il se mit à
lire et voici ce qu’il lut:
‘Un homme, vous savés Madame, n’est pas ce qui peut etre appellé
amoureux d’une femme, même d’une Venus qui est nourrice et ce qui
plus est, de deux enfans. Je suis donc pas57)
ce qui peut être appellé amoureux, mais je pense que vous
etes fortes jolie, fort propre, fort complaisante et en tout d’un fort
bon naturel. J’entens que votre Mari vous aime pas et que vous etes malheureuse.
J’en suis faché sur mon honneur, très faché je vous
assure. Je suis veuf et un homme passablement riche. Prenés cet
argent et si vous etes pas plus heureuse, apres que deux ou trois mois
seront passés, quittés votre mari, il prendra pas garde et
vous ferés pas un mauvais action du tout. Avec cet argent vous pourres
faire le voiage par Stade ou58)
Hambourg pour l’angleterre et vous irés à Londres et demanderés
apres la Maison de Sir James *** Grosvenor square. Les gens de ma Maison
vous recevront très59)
bien car j’écrirai auparavant que s’il vient une jolie femme seule
ou avec un ou deux petits enfans, ils doivent la recevoir tres bien. Peut
etre serai je moi même avant ce tems retourné en angleterre.
Je n’ai pas d’enfans de ma femme qui est morte et j’aime les enfans beaucoup
mais pas beaucoup le mariage. Je suis capable avec tout cela de m’attacher
veritablement à une jolie femme surtout quand elle est douce et
malheureuse. Personne, j’ose dire, fut jamais malheureuse avec moi et vous
serés et ferés positivement rien ches moi que ce que vous
choisirés. Demain je partirai de cet hospitable Chateau.35
Je demande pas que vous me donniéz un réponse. Si vous voulés
garder l’argent et pas faire le voiage, vous pouvés. James ***.’
Cela ne prouve rien contre votre femme, dit Me Hots.J’en conviens,
dit Henri; Vous allés dire que cela prouve plutot contre moi et
j’en conviens aussi. Attendons à demain à juger Josephine.
Je vais remettre la bourse et le billet comme je les ai trouvés
et nous verrons ce qui en arrivera. Mais plutot allés, Me
Hots, et dépechés vous car je crois entendre le carosse.
Henri de tout le jour ne rentra pas dans la chambre de sa femme et celle
ci n’en sortit presque pas. Le lendemain elle se trouva sur le passage
du Collonel anglois qui botté et une gaule à la main alloit
monter à cheval. Là, dans le vestibule et devant tout le
monde elle lui donna la bourse disant qu’elle venoit de la trouver sur
sa table où sans doute il l’avoit oubliée. Sir James l’ouvrit,
en retira la lettre et dit à Henri, Mr Henri vous avés
une femme aussi honnète que jolie; puis se tournant du coté
de Theobald, Vous voulés pas Monsieur le Baron, dit il, qu’on donne
à vos Domestiques60);
j’ose donc vous prier de faire distribuer cet argent aux pauvres de votre
Village. Theobald prit la bourse et la remit à Me Hots.
Celle ci raionnante de joie et les larmes aux yeux auroit voulu embrasser
Josephine, mais Me d’Altendorp à qui elle avoit tout
raconté lui avoit si bien fait la leçon qu’elle se contint.
On peut croire que cette aventure contribua au moins autant que la precedente
à donner de meilleurs procédés à Henri pour
sa femme. Cependant quand il etoit en goguette il repettoit à Me
Hots avec un accent bien61)
anglois Votre Mari prendra pas garde et vous feres pas un mauvais action
du tout. Vous etes devenu un vrai françois, disoit la bonne
Hots, en haussant les épaules.
Alles voir Emilie, dit Theobald au Vicomte des que Sir James fut parti.
Je puis a present emploier tout mon tems à faire oublier au Marqs
sa goute et son Chagrin. Alles, vous seres content de votre Parente et
elle sera glorieuse de vous. Il est juste qu’éxilée en quelque
sorte dans un Pais étranger elle ait le plaisir de voir un homme
qui honnore sa famille et sa Patrie. Je ne reconnois pas dans ce que vous
venes de dire, répondit le Vicomte la constante justesse de votre
esprit ni la proprieté constante de vos expressions. Exilée!
quoi ma Parente exilée aupres de vous! Quoi, elle auroit besoin
pour sa satisfaction de voir un homme comme moi! Jamais je ne fus bien
aimable mais depuis l’age de dix neuf ans, et aujourd’hui j’en ai plus
de trente, personne ne le fut moins. Chacun a ses yeux, repliqua Theobald
et sur ce point les miens sont fort differens des votres, mais de grace
alles à Zell et partés aujourd’hui plutot que demain.
Le Vicomte y consentit et alla prendre congé de son Pere qui le
chargea de mille reproches et mauvais Complimens pour Emilie. Comme il
voiageoit à pied aiant refusé de prendre un Cheval, il n’arriva
que le troisieme jour. Theobald l’avoit en quelque sorte annoncé
en écrivant à sa femme qu’il feroit ce qu’il pourroit pour
qu’ils eussent le plaisir de se voir. Emilie voila votre Parent, s’ecria
Constance des qu’elle l’apperçut. Il s’approcha de sa Cousine et
vouloit lui baiser la main mais elle l’embrassa avec attendrissement. Lorsqu’il
fut assis ses yeux se fixerent sur Constance qui de son coté le
regardoit beaucoup. Dieu, seroit il possible! s’ecrierent ils tous deux
à la fois. Est ce Mr de Merival? Seriés vous Mad.
le Muret? Un second mariage, repondit Constance apres s’etre un peu recueillie,
m’a fait porter un autre nom. Aujourd’hui j’en porte un troisieme que je
me suis donné; Emilie m’appelle Constance et vous pouvés
m’appeller aussi de ce nom; cela n’aura pas le même inconvenient
qu’autrefois. Quoi, je vous appellerois Constance, dit le Vicomte en palissant?
Non, votre vue seule62) ne
me rappelle que trop un moment de ma vie qui en a empoisonné tout
le reste. Madame ne m’aves vous pas détesté? Je n’ai fait,
dit Constance que vous plaindre et si vous avies su tout ce que je savois
et tout ce que j’ai appris depuis, vous n’auriés point cru avoir
de tort envers moi.
J’etois dans le Sallon depuis quelques momens mais la seule Emilie m’avoit
apperçu. Leurs discours sont des enigmes, me dit elle, et elle me
présenta son Parent.
Soiés moins concentré,36
je vous en conjure, dit Constance au Vicomte: retranches du moins du chagrin
qui paroit vous occuper la part que j’y puis avoir. Aurois je regretté
le plus dur, le moins aimable des hommes? je fus émue de sa mort
et n’en fus point touchée. Comme l’entretien continuoit d’etre fort
obscur pour Emilie et pour moi, nous témoignames que nous étions
fachés de ne pas mieux comprendre ce que nous entendions. Si vous
le voules, nous dit Constance, je vous raconterai à tous trois mon
histoire mais cela sera long car lorsqu’il surviendra quelqu’un je m’arretterai
tout net; d’ailleurs il est à présumer que mes Souvenirs
si longtems resserrés et contenus sortiront de leur prison tumultuairement37
et avec beaucoup de désordre.Je prévois des épisodes,
des digressions, je crains pour mes Auditeurs un grand ennui mais ils n’auront
qu’à m’interrompre et à lever la séance toutes les
fois que je les laisserai.
Des le lendemain nous priames Mad. de Vaucourt d’exécuter sa promesse.
Elle y consentit; Je vais Madame, vous donner son recit de suite quoiqu’il
ait été fait à plusieurs reprises et je ne marquerai,
je pense, d’autre interruption que celle qui fut faite par le Vicomte dans
l’endroit où sa propre histoire se trouve melée à
celle qu’il écoutoit. Notre attention etoit extreme et jamais narration
n’exita un interret plus soutenu.
* Vous qui descendant d’une sorte32)
d’empirée et dédaignant toute vaine exageration, voulés
dans une fiction attachante nous faire trouver des leçons vraiment
utiles, aies soin que les Caracteres de vos personnages une fois tracés
et leurs premiers pas faits, il ne leur arrive rien qui put ne leur pas
arriver. Le grand merite de l’histoire de Clarisse consiste en ce qu’une
fois qu’elle a consenti à la correspondance qu’un débauché
homme de beaucoup d’esprit sollicite, elle ne peut plus retourner en arriere
ni éviter son sort. J’oserai pourtant reprocher à Richardson
que pour laisser ce sort s’accomplir il fait rester Miss Howe12
plus immobile que son Amitié et son Caractere ne le comportent.
Dans mille autres Romans de ma connoissance l’Auteur dispose de ses personnages
et de la nature entiere par des actes arbitraires de sa toute-puissance
sur l’Œuvre de son imagination. S’agit-il de Princes ou de Heros on suscite
une guerre ou une revolte. Les simples particuliers tombent de cheval à
la chasse ou sont sur le point de se noïer en passant quelque riviere.
Ce n’est pas qu’il doive, qu’il puisse n’y avoir rien de fortuit dans tout
le cours de votre Roman mais rien de fortuit n’y doit etre decisif. un
orage éffraie Didon qui fuit dans une grotte mais deja elle avoit
écouté Enée, deja elle avoit caressé et pressé
contre son sein33) l’Amour
qu’elle prenoit pour Ascagne.13
Si Lovelace eut du servir de leçon aux hommes comme Clarisse aux
femmes je penserois que sa mort est trop casuelle et dès lors34)
trop peu éffraiante pour ceux qui seroient tentés d’imiter
sa vie. Rousseau prétend qu’au sortir de la représentation
de Zaïre15 le Spectateur
plus séduit qu’effraié dira, donnés moi une Zaïre
je saurai bien ne la pas tuer; un libertin aussi dira, faites moi triompher
d’une Clarisse, il y a mille35)
contre un à parier36)
que je ne rencontrerai pas un Collonel Mordant et si je le rencontre ce
sera moi qui le tuerai.16
Dans les Liaisons dangereuses17
Mad. de Merteuil est plus mal punie encore et une femme qui aura ses penchans
pourra dire, donnés moi ses plaisirs, donnès moi le même
empire sur tous ceux sur lesquels je voudrai regner, je saurai bien ne
pas ecrire de si imprudentes lettres et je ne prendrai pas la petite vèrole
que j’ai deja eue. Enfin pour que la leçon que vous voudrès
donner soit peremptoire et qu’on ne puisse pas s’y soustraire il faut la
pressante logique d’un enchainement necessaire de causes et d’effets. Sans
cela vous pourrés bien avoir le merite d’animer par une action interressante
de sages conseils, ce sera tout. Vous avertires mais peu de gens profiteront
de l’avertissement. Eh, aprés tout qu’esperer de la Fable? comment
se flatter que la fiction la plus ingenieuse pourra instruire ou corriger
le commun des hommes quand l’histoire instruit et corrige si peu ceux à
qui elle adresse le plus directement ses severes et irrècusables
leçons? Chaque page de l’histoire montre à un Prince, à
un Ministre sa face en plein, sa figure toute entiere. Le costume y est19
Les noms les titres,37) sont
ecrits dessus et aucun des accessoires ne manque. Voila le Palais, voila
le Flatteur, voilà la Femme ou la Maitresse et voila le jeune Temeraire
envoié au commandement des armées, Voila l’homme inepte ou
improbe20 nommé aux
places les plus importantes puis voila les défaites, les humiliations,
la ruine. Les Grands ne sont ils pas comme cet homme poursuivi par des
miroirs et ne pouvant échapper à son image? Comment font
ils donc pour ne voir jamais ce que tout leur montre? Est ce que par hasard
ils ne sauroient pas lire et paieroit on les Precepteurs et les Gouverneurs
qu’on leur donne que pour les amuser perpetuellement avec les hochets de
l’enfance et les grelots de la folie? (Notte de l’Editeur)