INTRODUCTION silhouet

Il existe sur les Trois femmes et le recueil L’Abbé de la Tour dans lequel le roman reparut en 1798 plus de précisions que sur tout autre ouvrage d’Isabelle de Charrière. Autant dire que la romancière y tenait beaucoup, puisqu’elle en parle souvent à ses correspondants et veillait à ce que le roman vît le jour dans les meilleures conditions. Et à certains égards ce fut l’une des Œuvres les plus remarquables et les plus profondes de toute sa création. Elle prolonge la longue méditation sur les conséquences de la Révolution française annoncée par Henriette et Richard et les Lettres trouvées dans des porte-feuilles d’émigrés. Malheureusement les admirateurs d’Isabelle de Charrière n’ont pas eu l’occasion d’apprécier tout le texte des Trois femmes dont une partie importante est toujours restée inédite. Cette Suite des Trois femmes ne plut guère à Philippe Godet (GODET, II, 228). Nous en publions ici pour la première fois une édition critique afin que le public cultivé puisse juger de sa valeur. Ces deux volets du roman, c’est-à-dire la partie des Trois femmes que l’auteur publia de son vivant et la suite inédite, constituent une sorte de catalogue raisonné de la pensée d’Isabelle de Charrière durant la dernière décennie du 18e siècle. Sa correspondance confirme, s’il en était besoin, que la romancière continuait à lire avidement tout ce qu’il y avait de nouveau dans les domaines littéraire et philosophique et ses réflexions sur ces textes trouvent leurs échos dans le roman: les Mémoires de Dumouriez, l’Essai sur les fictions et Zulma de Madame de Staël, Adèle de Sénange de Madame de Flahaut, et bien entendu Kant qu’interprétaient pour elle Benjamin Constant et L.F. Huber. Outre ces lectures récentes Isabelle de Charrière oubliait rarement les deux gloires de la pensée des Lumières, Rousseau et Voltaire dont les Jacobins avaient promu le culte, et dans Trois femmes elle continue à les interroger, poussant l’intérêt jusqu’à parodier le début de Candide au commencement de son roman. (Elle avait déjà essayé de le faire dans Candide en 1790.) Mais Trois femmes et sa suite sont aussi le fruit des expériences personnelles de Madame de Charrière et de ses réactions devant l’esprit d’extrémisme qui sévissait en Europe. Dans ses lettres elle ne cachait pas la haine qu’elle nourrissait pour le dogmatisme féroce des Jacobins et des contre-révolutionnaires:

‘Cet esprit de parti dont vous vous plaignez je l’aime si peu (d’inclination) que jamais je n’ai pu le partager. Tour à tour les fautes des uns m’ont toujours fait pardonner les fautes des autres.’ (lettre à Dorothea de Pagniet du 14 juin 1797) ‘Si l’on pouvoit arrêter ce torrent funeste! Qu’on lui oppose à bon compte la simplicité, la modestie, la moderation & qu’on se precautionne contre la ruine qu’il peut amener par une habitude de travail & d’application qui sera un grand bien quoi qu’il arrive.’ (lettre à Willem-René van Tuyll de fin juillet-début août 1794) ‘Entre l’ignorance qui croit & l’ignorance qui rejette, je choisirois la premiere excepté chez un souverain dont la superstition peut devenir persécutante. Encore ne sai-je! Neron en fait de cruauté valoit bien Philippe II. Robespierre valoit bien le Duc d’Albe. Les Jacobins valent bien les Jesuites. Carybde & Scylla ne sont-ils pas d’aussi épouvantables écueils l’un que l’autre?’
(lettre à Henriette L’Hardy du 20 novembre 1794)

Dans les personnages mêmes des Trois femmes on peut entrevoir des parallèles avec des personnes que connaissait l’auteur ou dont elle avait entendu parler: la Joséphine de l’histoire ressemble fort à Henriette Monachon, femme de chambre de Madame de Charrière, Emilie à Henriette L’Hardy, la comtesse de Horst à la comtesse Dönhoff, Henri à un certain Johan, domestique de la comtesse qui d’ailleurs avait été rebaptisé Henri par elle... Il semble qu’Isabelle de Charrière se mit à composer les Trois femmes vers la fin de 1794 ou au commencement de 1795. Elle en parle à Benjamin Constant dans une lettre du 6 février 1795:
‘J’ai repris les trois femmes. Si cela va un peu bien je vous enverai la continuation. Gardez ce que vous avez. J’ai appris ce soir que Me de Montrond auroit peut-être des ressources d’un genre très different. En ce cas là je ne me donnerai pas la peine de faire imprimer. Peut-être Huberchen traduira-t-il.’
Pour cette comtesse de Montrond, Angélique-Marie d’Arlus, émigrée française qui s’était réfugiée en Angleterre, Madame de Charrière avait d’abord projeté de publier son ouvrage, comme elle l’explique à Henriette L’Hardy:
‘Avez vous Adele de Senanges joli roman d’une emigrée, Me de Flaho (encore faut-il ne pas barbouiller les noms propres.) Cela a été ecrit & imprimé par souscription en Angleterre & a valu beaucoup d’argent à son auteur. Il y a en angleterre une autre emigrée qui n’auroit pas moins besoin que Me de Flaho d’une ressource de ce genre; l’idée m’est venue d’essayer de la lui procurer, & j’ai ecrit Trois femmes. Je doute que cela plaise autant qu’Adele de Senanges, dans laquelle il y a je ne sai quelle grace legere & volatille toute particuliere. Les Trois femmes ont en revanche leurs avantages mais qu’il ne me sieroit pas de detailler. Vous les lirez quelque jour. Soit en françois soit en Allemand car je pense que Huberchen les traduira. Pour moi je ne me donnerai pas la peine de les faire imprimer. La scene est en allemagne, les trois femmes sont françoises. C’est une catin une friponne & une begueule. dit M. de Roussillon. Vous voyez bien mes dames que vous n’y etes pour rien. Malgré cette belle analyse ou definition M. de Roussillon aime fort mes trois femmes. Elles m’ont rendu le service de m’etourdir sur la Je copiai l’autre jour en corrigeant sans cesse, 22 pages le lendemain 24.’
(lettre des 10-14 février 1795)
Le 10 novembre 1795 Monsieur de Charrière écrit à Dudley Ryder pour recommander à sa ‘faveur et protection’ la mise en souscription du roman. Mais Isabelle de Charrière avait une autre raison de reprendre la plume: la philosophie de Kant, et plus particulièrement ce que le philosophe allemand écrivait sur le devoir. A cette époque, en décembre 1794 et janvier 1795 surtout, le petit cercle autour d’elle discutait avec beaucoup d’intérêt - mais peut-être sans trop de rigueur - la pensée du philosophe de Königsberg:
‘J’ai dit depuis que je sai parler que je ne trouvois dans aucun systeme de theologie ou de droit naturel ou de morale sociale ce qui fait le devoir. Je ne vois partout que des calculs d’interet, au lieu de comentaires des developemens d’une idée qui n’est definie nulle part. Kant dit quelle est simple & ne peut se decomposer ni s’expliquer parcequ’elle est simple; c’est ce que j’ai cru aussi le plus souvent, & quelquefois j’ai cru qu’elle ne pouvoit se definir, s’expliquer, parce qu’elle etoit au contraire trop compliquée.’
(lettre à Benjamin Constant du 18 décembre 1794)
Dans cette même lettre Isabelle de Charrière dessine une généalogie du devoir qui en distingue deux sources possibles: ‘devoir eternel, & n’ayant ni pere ni collateraux ni enfans’ ou bien une lignée qui commence avec ‘Ce qu’il convient à chacun de nous que les autres fassent’, qui passe par ‘Loix’, ‘opinion publique’, ‘Education’ et plusieurs autres éléments pour aboutir à ‘Conscience’ et ‘devoir’. Benjamin Constant lui répond:
‘Votre généalogie du devoir, et la distinction que vous faites d’après Kant entre le devoir absolu et indépendant, et par là même simple, et le devoir composé, et par là même dépendant, m’a beaucoup frappé. Je me déclare absolument pour le premier [...] le devoir, devenant un calcul de bonheur, n’est plus un devoir. Chacun a le droit de faire le mal s’il veut renoncer aux avantages du bien, ou courir le risque des conséquences du mal [...] Le devoir ou le bien moral doit être absolument étranger aux circonstances et aux calculs.’
(lettre du 23 décembre 1794)
Le 25 décembre 1794 Madame de Charrière résume cet échange de vues avec Constant:
‘M. Constant est ainsi que moi de l’avis de Kant qu’on ne sauroit meler à l’idée de devoir l’idée d’aucun avantage attaché à remplir un devoir qu’on ne detruise son essence. Pour le reste il ne m’a pas entendue & je ne l’entens pas.’
(lettre à Ludwig Ferdinand Huber)
En fait la correspondance décèle chez Isabelle de Charrière une certaine impatience à l’égard des idées abstraites, impatience nourrie sans doute par la Révolution et la Terreur. Ses Trois femmes par contre sont
‘un petit traité du devoir mis en action ou plutot illucidé par une action. On n’a pas pretendu donner des modeles à suivre mais montrer des vices & des foiblesses à excuser comme non incompatibles avec une idée ou un sentiment de devoir & une moralité dans la personne coupable ou accusable.’
(lettre à Chambrier d’Oleyres des 13-14 octobre 1797)
Mais outre l’inspiration de Kant (qui est traitée plus en détail dans le remarquable article de B. MUNTEANO, ‘Episodes kantiens en Suisse et en France sous le Directoire’, Revue de littérature comparée, 15 (1935), 387-454), on trouve un autre thème important dans les Trois femmes:
‘Dans ce petit roman un allemand aime pourtant une françoise & en est aimé. Mais cela ne laisse pas d’avoir des dificultés. Ils se querellent & le jeune homme defrancise la belle tant qu’il peut. Elle voudroit bien le desallemandiser. Ils reussissent à un certain point parce qu’ils aiment & aiment davantage parce qu’ils reussissent. au reste ils ne sont plaisans ni l’un ni l’autre & c’est une difficulté de moins, car d’honnêtes gens different moins dans le serieux que dans la gayté.’
(lettre d’Isabelle de Charrière à Henriette L’Hardy des 10-14 février 1795)
Pour en revenir à la composition des Trois femmes, la romancière avait achevé la Première Partie de l’ouvrage en février 1795, et en mars et avril de la même année elle travaillait d’arrache-pied à la préface de la Seconde Partie (qu’elle intitula The Epilogue) et les lettres de Constance de Vaucourt. Le 21 mars 1795 elle écrit à Henriette L’Hardy:
‘J’ai la migraine aujourdhui. Je me suis fatiguée à ecrire des lettres de Constance à L’abbé de la Tour. Il y a tant de choses dans ces lettres. Quelque fois cela me paroit un cahos plutot qu’un petit tresor. Il faut corriger à present & c’est plus fatigant encore que de composer. Entre seroit & sera, acquerir ou obtenir j’hesite quelque fois une heure. Oh le sot travail! Mais la gazette de Jena me consolera.’
Le 3 avril Isabelle de Charrière donna les Trois femmes à L.F. Huber:
‘M. Berthoud & M. de Charrière ont eu la bonté de copier les 3 femmes & je les donnai hier à M. Huber qui les traduira. Elles vous amuseront plus qu’une autre à cause de la france dont vous tenez & de l’allemagne que vous connoissez. Je continue a écrire les lettres qui feront suite au roman ou plutot je corrige & copie les dernieres, les premieres sont deja au net. Ce sera un singulier petit ouvrage.’
(lettre à Henriette L’Hardy du 4 avril 1795)
On n’ignore pas que la romancière soignait toujours son texte, et elle continuait à porter des corrections et des remaniements à celui des Trois femmes pendant ces mois de mars et d’avril 1795. Pour sa traduction, Huber, après qu’il eut reçu la Seconde Partie du roman, les lettres de Constance, soumettait ses brouillons à l’examen critique de Madame de Charrière: dans une réponse du traducteur, écrite probablement le 16 avril 1795, on voit clairement que son travail était étroitement contrôlé par elle:
‘Nous mettrons limaçon, Madame, parce que la tortue en allemand s’appelle crapaud à bouclier et que ces noms composés font rarement bon effet.
Nous avons un dictionnaire, le meilleur qui existe; mais on n’y honore que Dörfchen, ensuite une paraphrase de deux lignes, & puis le mot Weiler, trop inusité & trop peu généralement connu pour qu’on s’en serve dans un ouvrage de goût. Mais Dörfchen fait certainement le même effet que le mot original.’
La traduction parut sous le titre de Drei Weiber à Leipzig ‘in der Pet. Phil. Wolfischen Buchhandlung’ en automne 1795.
Entre-temps Isabelle de Charrière attendait qu’on publiât son roman en français:
‘J’espere que bientot vous entendrez parler des trois femmes dont j’ai fait la galanterie a Me de Montrond. Si elle n’accepte pas ma galanterie trouvant l’ouvrage trop gay pour qu’une emigrée doive le publier & recevoir l’argent de la souscription que je voudrois qu’on proposat au public anglois pour les Trois femmes comme Me de Flaho a fait pour adele de Senanges, si dis-je elle n’accepte pas je ferai imprimer tout de même en angleterre ou ailleurs car j’ose dire que c’est joli.’
(lettre à Chambrier d’Oleyres des 25-27 juin 1795)
C’était peut-être une prémonition, car ce qu’elle craignait arriva: certains passages de son roman furent jugés si scandaleux qu’on n’hésita pas à les mutiler avant que l’ouvrage ne fût imprimé:
‘Tout etoit mutilé. On n’a jamais été plus barbare, ni plus ridicule, je dirois presque aussi plus hipocrite.’
(lettre d’Isabelle de Charrière à Chambrier d’Oleyres du 26 mai 1797)
Cette première édition du texte français des Trois femmes fut publiée à Londres en 1796 en deux volumes:
‘Je vous annonce Monsieur à vous qui etes un peu prevenu pour moi un petit ouvrage ayant pour titre Trois femmes [...] je pense que les trois femmes sont actuellement imprimées.’
(lettre d’Isabelle de Charrière à Chambrier d’Oleyres du 16 mars 1796)
Monsieur de Salgas se chargea de trouver un éditeur différent pour le roman:
‘M. de Salgas touché de son sort l’a fait réimprimer à Lausanne sur un brouillon que je lui donnai, mais moitié la faute du brouillon moitié celle de l’imprimeur il s’y est glissé un nombre infini de fautes & de contre sens.’
(lettre d’Isabelle de Charrière à Dudley Ryder du 28 avril 1798)
Le 13 juin 1797 elle annonce à Benjamin Constant:
‘Les Trois femmes sont imprimées non seulement avec leurs bras & jambes anciens mais par la plus singuliere meprise imaginable avec plus de bras & de jambes qu’elles n’en devroient avoir. Un billet à M. Huber des variantes se sont jointes fort plaisamment. Cela est plus drole encore que facheux. Je n’ai pas de bonheur dans mes publications.’
et elle écrit à Chambrier d’Oleyres le 21 juin 1797:
‘je vous enverai les Trois femmes qui à la fin sont imprimées mais avec tant de ridicules fautes! Je corrigerai l’exemplaire qui vous sera envoyé. on s’arrache celui qu’on a à Neuchatel & on admire dit on mon stile mais comme je n’apprens pas qu’on soit choqué des plus lourdes fautes cela me flatte mediocrement. Il faudroit pour bien faire qu’on se fut un peu faché contre moi ou qu’on eut soupçonné mes imprimeurs & correcteurs d’être des bêtes. M. de Salgas est à Rolle, on a imprimé à Lausanne. Il n’a pas revu les epreuves.’
Déjà la romancière prévoyait une troisième édition, une édition répondant enfin à ses intentions, où rien ne fût changé sans son aveu et dont les épreuves fussent corrigées par les soins de l’auteur:
‘à l’heure qu’il est je voudrois que mes trois femmes fussent reimprimées sur du beau papier en caracteres de Didot & sans faute d’impression’
(lettre à Caroline de Sandoz-Rollin du 3 juillet 1797)
Isabelle de Charrière décida donc d’emprunter le concours de Marc-Auguste Pictet:
‘Croyez vous, Monsieur, qu’on voulut les imprimer mais bien, & point mesquinement & tout de suite, à Geneve? Veuillez me le dire. M. Huber a ecrit pour cela à Zurich mais au cas que je ne sois pas satisfaite de la reponse je m’adresserois, sans vous importuner davantage, au libraire de Geneve que vous m’indiqueriez.’
(lettre du 31 juillet 1797)
Ce fut l’éditeur zurichois qui entreprit la tâche, et dès août 1797 Madame de Charrière envisageait un projet plus grandiose (qu’elle avait déjà mentionné à Pictet en juillet), celui d’un recueil qu’elle allait bientôt intituler L’Abbé de la Tour ou recueil de nouvelles & autres écrits divers. Elle cherchait aussi des artistes pour illustrer son ouvrage:
‘on va [...] en faire une belle édition qui sera ornée à ce que j’espere de belles ou jolies estampes. 1° Josephine sur le seuil de la porte nous suit des yeux. - 2° Des chevaux effrayés avoient jetté leur conducteur à terre. - 3° Emilie disant à Henry: vous voyez l’etat où elle est; vous voyez sa paleur. - 5° Theobald à Emilie Venez avec moi. Ma foi vous etes [est] donnée. - (avant cette derniere) 4° On eut dit deux epoux conduits par l’hymen à la couche nuptiale. Voila cinq estampes pour le premier volume. Dans la 1e il fait jour & beau tems. Dans la 2e le ciel est obscurci par des nuages. Dans la 3e on est dans une chambre. Dans la 4e la nuit est eclairée par un flambeau. Dans la 5e même local que dans seconde mais il est onze heure du soir. Pour le 2e volume je voudrois l’orangerie avec les maitres & les enfans, je la voudrois 2 fois; puis une vue du college des quatre nations à paris ou de quelqu’autre batiment vivifié par le fripier le marchand d’estampes & c. & enfin, Josephine avec les deux enfans & en pleurs. Oh! la rectitude est bonne. J’ai donné toutes mes idées à M. le Grand artiste francois actuellement à Berne. Il m’a du moins fort bien comprise & il etudie le petit livre.’
(lettre à Chambrier d’Oleyres des 13-14 octobre 1797)
Isabelle de Charrière recevra la première de ces estampes le 3 novembre 1797 (lettre à Caroline de Sandoz-Rollin du 4 novembre 1797) mais le travail ne sera achevé que deux ans plus tard après beaucoup de retards. Quant au texte qu’accompagneront ces illustrations, l’auteur en corrige les premières épreuves aidée par L.F. Huber:
‘Daignez revoir ma revision. Les droles de gens! parce que j’ai estropié une fois tout exprès le nom d’altendorf ils se croyent obligés de l’imprimer toujours autrement qu’ils ne le voyent. J’espere qu’ils ne feront pas monter & descendre les pages ad libitum dans l’impression veritable comme dans cette epreuve.’
(lettre d’Isabelle de Charrière à L.F. Huber du 13, 20 ou 27 novembre 1797)
Comme on le voit, cette fois encore la romancière ‘n’avait pas de bonheur dans ses publications’. Au commencement de 1798 elle mettait la dernière main à d’autres textes qui devaient faire partie du recueil, Sainte Anne et Les Ruines de Yedburg, et elle reçut enfin de Zurich les Trois femmes:
‘On vient de m’envoyer un exemplaire imprimé des Trois femmes & il y a encore des fautes & de celles que j’ai laissées, non par oubli mais par ignorance des, nous primes, dimes, jouames. Sans accent circonflexe. C’est une honte. Je me trouverai avoir appris l’ortographe quand cette impression sera achevée. Ce sera tard, de toute maniere.’
(lettre à Willem-René van Tuyll du 4 avril 1798)
‘L’impression est belle, le papier est beau. L’impossible perfection n’y est pas. Il est resté quelques fautes.’
(lettre à L.F. Huber du 5 avril 1798)
En fait, comme cette dernière lettre le révèle, Isabelle de Charrière se demandait si elle ne ferait pas mieux de changer d’éditeur pour les autres textes du recueil. Mais elle le garda et se contenta de rédiger un errata pour les Trois femmes, comme elle fut contrainte de le faire plus tard pour les autres ouvrages du recueil. Néanmoins il restait le problème des illustrations, et bien qu’elle pût fournir à son éditeur zurichois Paul Usteri la première épreuve des estampes le 17 juin 1798, l’on n’en était qu’à la gravure à Paris en fin août 1798 (lettre d’Isabelle de Charrière à Benjamin Constant du 19 ou 20 août 1798) et l’auteur ne reçut ses estampes, semble-t-il, qu’en juillet 1799:
‘J’ai enfin reçu mes estampes, six au lieu de sept. J’en ai envoyé cent exemplaires & le compte à M. Usteri. Il m’avoit demandé les cent exemplaires.’
(lettre à L.F. Huber des 23-24 juillet 1799)
Ces planches furent dessinées par Legrand et gravées à Paris par Pierre Philippe Choffard (1731-1809), Duplessi-Bertaux et J. Couché. Isabelle de Charrière avait voulu augmenter de deux le nombre des illustrations - au début, on le sait, elle en avait prévu cinq - mais à la fin elle n’en reçut que six: l’indication sur la page de titre ‘ornée de sept estampes’ conserve le souvenir de ce projet mais tous les exemplaires que nous avons examinés n’en contiennent que six.
Malgré la date sur la page de titre ‘1798’ il semble que les Trois femmes ne furent mises en vente qu’en 1799; et même cette distribution du recueil contenant le roman donna des ennuis à Isabelle de Charrière. Elle s’en plaint dans une lettre à Paul Usteri du 1er septembre 1800:
‘le Tribun, Benjamin Constant m’écrivoit il y a deux ou trois mois je voudrois savoir ou se vend votre livre je l’achetterois. Dernierement il m’a écrit, à peu près ces mots, je vous respecte fort pour avoir été mise à l’index à vienne, & mon respect sera au comble quand on vous aura prohibée à paris &c. Pougens n’auroit-il osé m’annoncer? Roederer auroit-il jugé à propos de ne rien dire? Je vois les gazettes remplies d’annonces & d’extraits, & de lambeaux, des plus médiocres ouvrages par quel hazard ou par quel dédain garde-t-[on] sur le mien un tel silence que le Libraire ne fasse pas seulement ce qu’il faut pour le débiter?’
Des comptes rendus publiés par les journaux et les périodiques l’un des plus favorables peut-être fut celui de la Gazette d’Iena (Allgemeine Literatur-Zeitung) du 6 juillet 1796. Mais la recension irrita Isabelle de Charrière. Voici ce qu’elle trouvait à redire au jugement du gazetier (il s’agit de la traduction de Huber):
‘Je suis contente pour vous du jugement de la gazette parcequ’il me semble qu’ils ont lu attentivement quant au langage et au stile, mais je n’en suis pas contente pour moi par la raison contraire. Ils louent plus qu’assez mais pas bien, & blament aussi à faux. Me de Vaucourt ne parle nulle part de son scepticisme, je ne me souviens du moins pas qu’elle [en parlel & certainement ce n’est pas ce qui lui donne du chagrin ni le besoin d’etre etourdie par sa fortune. N’est-il pas plaisant que cette fin de mes lettres destinée uniquement à desarmer les moralistes que j’aurois pu facher, soit citée par eux comme contraire à la Morale!’
(lettre à Therese Huber du 30 août 1796)
Le courriériste de la Bibliothèque de Kiel (Neue allgemeine deutsche Bibliothek, Anhang zum 1sten-28ten Bde, 1ste Abth. (Kiel, 1797), 208-209) trouvait la traduction de Huber ‘gut geschrieben’ et les trois femmes Emilie, Joséphine et Constance ‘keine theatralische Klarissen und aufgeklärte Tugendschwätzerinnen; sondern Weiber aus der würklichen Welt’. Les chroniqueurs francophones étaient bien plus sévères:
‘Ce petit Roman prouve ce qu’on savoit, c’est que l’Auteur a beaucoup d’esprit et de talens. Du reste, on peut mettre cette production au rang de ces bagatelles, qui sans utilité ont quelque agrément, mais dont une mere sage ne recommandera jamais la lecture à sa fille.’
(Journal littéraire de Lausanne, VIII/7 (juillet 1797), 135-136, compte rendu de l’édition des Trois femmes imprimée à Lausanne qui parut probablement en juin 1797)
Le critique de Journal de Paris du 16 Messidor an VI [juillet 1798], 1201-1202, se montra encore moins compréhensif, comme on le voit:
‘Nous pourrions citer beaucoup plus de jolies choses, mais elles ne nous ont pas éblouis sur le fonds de cet écrit, lequel ne nous paroît exact ni en morale, ni en observation.’
Il conclut que le roman heurte ‘la loi des convenances’... Toujours attentive aux réactions de ses lecteurs, Isabelle de Charrière envoya une lettre à Huber le 21 octobre 1798, lettre qu’elle le pria de publier en Allemagne ‘dans la Flora ou ailleurs’:
‘Je trouve qu’on n’a pas compris ce que l’auteur a voulu dire par l’idée du devoir & je crois qu’on a pris des fautes d’impression pour des fautes de stile Vous savez, Monsieur, que le petit livre en fourmilloit & qu’on avoit poussé la negligence jusqu’à imprimer parmi les lettres adressées à l’abbé de la Tour un billet que vous aviez receu. Une nouvelle édition plus correcte va paroitre. Je ne sai si les journalistes lisent deux fois le même livre; peut-être n’ont-ils le tems que de le parcourir une seule fois.’
Isabelle n’eut pas le plaisir de lire le jugement porté sur son roman par Pauline de Meulan dans Le Publiciste du 2 avril 1809:
‘cette derniere production de l’auteur de Caliste est une des compositions les plus morales, comme elle est une des plus originales & des plus piquantes qui ait paru depuis long-tems.’
Le texte des Trois femmes que nous adoptons ici est celui qui parut dans le recueil L’Abbé de la Tour... publié par Usteri. On sait que l’édition de Londres parue en 1796 comporte des coupures et des passages remaniés, l’Œuvre d’un censeur qui avait pris sur lui d’expurger le roman, comme l’ont démontré l’article très détaillé de Denise HERMANN, ‘La première édition des Trois femmes de Mme de Charrière’, Etudes de Lettres, 33 (1938), 76-89, et celui de Jean-Daniel CANDAUX, ‘Note sur deux éditions mutilées de Mme de Charrière’, Revue des sciences humaines, 137 (janvier-mars 1970), 87-92. Selon Denise Hermann:
‘On détruisit une grande partie du charme du livre en voulant le rendre moral. De personnages vivants et divertissants on fit des êtres ennuyeux et solennels. D’un roman plein d’idées et de saillies originales on fit un ouvrage terne, platement sentimental et conventionnel.’
Comme on ne saurait y reconnaître les désirs d’Isabelle de Charrière nous ne relevons pas les variantes qui se trouvent dans cette édition de Londres. L’édition des Trois femmes qui la suivit, celle ‘de Paris’ de 1797 était pleine de fautes typographiques: quoique nous en connaissions des exemplaires avec deux pages de titre différentes, ’Chez MOURER et PINPARÉ, Libraires’ et ‘Chez les LIBRAIRES DE NOUVEAUTÉS’, il s’agit du même tirage. Isabelle de Charrière en parle à Benjamin Constant dans une lettre du 1, 2, ou 3 août 1798:
‘C’est M. votre oncle qui s’etoit chargé de les faire imprimer à Lausanne pour obliger M. de Salgas. Il m’a traitée comme il se traite lui même, avec une extrême negligence.’
En fait ni Monsieur de Salgas ni la romancière ne revit les épeuvres de cette édition, dont il existe dans la collection privée de la famille de Chambrier au château de Cormondrèche un exemplaire corrigé par Isabelle de Charrière pour son ami Chambrier d’Oleyres. Quoique fautive, cette édition de 1797 présente certaines divergences intéressantes par rapport à notre texte de base, et dans notre Etablissement du texte on trouvera une liste de ces variantes et un relevé des corrections apportées à l’exemplaire de Chambrier d’Oleyres par l’auteur. Comme sa Correspondance l’indique la seule édition dont les épeuvres fussent corrigées par l’auteur avant l’impression fut celle dont se chargea Paul Usteri à Zurich et qui porte sur la page de titre l’indication ‘à Leipsic, chez Pierre Philippe Wolf, 1798’, c’est-à-dire le tome I du recueil L’Abbé de la Tour. Le roman ne fut pas réimprimé du vivant de l’auteur.
Reste la question de la traduction allemande publiée par L.F. Huber avant même que le roman ne parût en français à Londres: quelle est son autorité et dans quelle mesure s’écarte-t-elle des éditions françaises des Trois femmes? La traduction faite sous le contrôle d’Isabelle de Charrière est dans l’ensemble fidèle au texte français de l’édition dite ‘de Paris’ (de Lausanne) - l’édition de Londres nous est inutile pour ce genre de comparaison. Lorsque Huber s’écarte de ce texte français, il est clair qu’il prend en considération les réactions du lecteur allemand: il supprime les mentions faites de Kant dans l’Avant-Propos, sans doute parce que ce lecteur doit en reconnaître la pensée sans difficulté; la comtesse de Horst devient la ‘Gräfin Burkheim’ et Madame Hotz ‘Frau Werner’, des noms peut-être moins insolites; et en deux endroits le traducteur se permet des réflexions reportées en note (sur la barbarie des nations de l’Europe et sur la bouffonnerie allemande que Constance trouve ‘grotesque et grossière’) qui semblent être des propos lénifiants pour le lecteur allemand. De même dans le Dictionnaire Huber supprime les articles Manie, Nature, Pommes de Terre, Goutte, les mentions de Dixme et de Cabale, et la fin de l’article Modération, et il abrège ce que l’auteur avait à dire sur Ane, Féroce et Hameau, sans doute parce que ces passages n’intéresseraient guère le lecteur non français: par contre il cite en entier et en latin les vers de Virgile mentionnés dans l’article Modération. Il reste néanmoins certaines différences supplémentaires entre le texte allemand et le texte français qui s’expliquent plus difficilement: pourquoi Emilie a-t-elle seize ans et demi dans le texte français et dix-huit ans et demi dans la traduction, par exemple? Est-ce que L.F. Huber trouva ‘dix-huit ans et demi’ dans un manuscrit français d’Isabelle de Charrière qu’elle corrigea par la suite? L’hypothèse est vraisemblable, mais rien ne la confirme définitivement. Dans une lettre du 30 avril 1795 à son traducteur la romancière cite des phrases que l’on ne trouve pas sous la même forme dans les éditions françaises qui parurent plus tard: parmi ces phrases elle efface ‘du billard’ de la chambre du billard. Or on trouve ‘Billardzimmer’ au même endroit dans la traduction de la troisième lettre de Constance. Fut-ce erreur ou obstination de la part de Huber? Nous l’ignorons. Faute de documents le problème n’a pas actuellement de solution et il serait hasardeux d’attribuer des divergences de vue à Isabelle de Charrière. Pour cette raison nous ne relevons pas ici dans leur détail les différences entre la traduction de Huber et le texte français des Trois femmes.
Après le texte des Trois femmes nous publions pour la première fois le texte intégral de la Suite du roman. Ce deuxième volet prolonge et développe certains thèmes qu’Isabelle de Charrière avait examinés dans la section du roman publiée de son vivant, notamment celui des répercussions imprévisibles que peuvent avoir nos moindres actions. Ce thème sous-tend les histoires de Bianca et de M. Le Muret où la jalousie provoquée sciemment ou par mégarde mène au crime et à la mort. Il reparaît dans l’histoire de Joséphine et d’Henri: l’avenir de leur mariage (produit, on s’en souvient, par le moyen du chantage moral) n’est guère prometteur. Dans une longue note, parmi des réflexions qui pourraient constituer peut-être une réponse à l’Essai sur les fictions (1795) de Germaine de Staël, Madame de Charrière considère comme indispensable dans un roman bien fait ‘la pressante logique d’un enchainement necessaire de causes et d’effets’, ce qui n’est rien d’autre en effet qu’un commentaire sur les Trois femmes et sa continuation: suivre les contrecoups d’une action pour voir où ils mèneront, c’est là un élément essentiel de son esthétique romanesque qui dans le cas présent est mis au service d’une investigation philosophique et morale.*
A notre connaissance Isabelle de Charrière ne se réfère à la suite inédite des Trois femmes qu’une seule fois dans sa correspondance, dans une lettre que nous avons datée approximativement entre mi-juin et mi-juillet 1795, soit quelques semaines après avoir mis la dernière touche au premier volet du roman, celui qui fut publié par la suite. Dans cette lettre, adressée à César d’lvernois, elle soumet au jugement de son ami des vers dont il doit choisir les meilleurs pour la scène qui précède le duel entre M. de Merival (Victor, vicomte de Chamdray) et M. Le Muret. Nous renvoyons le lecteur à cette lettre dans la Correspondance où il pourra comparer ces versions provisoires avec le texte définitif du passage. De même il trouvera en appendice trois brouillons et un autre brouillon plus lacunaire de la Suite. En appendice également nous donnons un brouillon d’un passage de l’Avant-Propos des Trois femmes (comme il est appelé dans l’édition ‘de Paris’ du roman); un brouillon d’un passage sur Jan Praal (voir la lettre Vl de Constance à l’Abbé de la Tour); et le texte d’un manuscrit d’une main non identifiée conservé dans la collection Van Tuyll van Coelhorst à La Haye qui donne des précisions, vraisemblablement authentiques, sur l’original du personnage Jan Praal.
 
* Voir l’article de Dennis WOOD, ‘"Un enchaînement nécessaire de causes et d’effets": An aspect of Madame de Charrière’s art’, Documentatieblad, 27, 28, 29 (1975), 159-170.




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